L'agacement peut prendre très rapidement la place de l'amitié. (Ophélie)

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lle avait faim. Ophélie était gourmande, avant, mais c'était devenu une coquetterie que de rêver d'un bon repas, que l'on soit rebelle ou enfermé dans une cage à peine capable de vous contenir. Alors Ophélie apprenait à faire avec, son estomac largement rétréci par des années de privation n'en demandait pas tant de toute manière. N'empêche, elle rêverait de se mettre quelque chose de consistant sous la dent. Mais pour ce soir, de toute évidence, il faudrait se contenter des quelques baies qu'Eleonore avait réussi à cueillir. Cela pouvait donner l'air de rien, cette simple poignée de fruits, mais dans leur condition, ça avait tout d'un cadeau quasi-céleste.

Ophélie tourna son regard vers Eleonore et lui adressa un sourire de gratitude avant de porter une première baie à ses lèvres. Elle se serait bien contenté de ça, taire un peu la faim dans un silence absolument parfait, mais il ne fallait pas compter sur Eleonore pour cela. Parce que si la plupart des anciens prisonniers de l'île des soupirs, sans être aussi muets que pouvait l'avoir été Daphnée, étaient tout sauf des grands bavards, usés par un passé douloureux et des conditions de vie pénible, Eleonore, qui n'était pourtant pas en reste en matière d'histoire douloueuse et de mode de vie compliqué, était bien moins taiseuse -défaut qu'elle semblait avoir emprunté à Nathaniel.

Bien sûr, elle ne faisait rien de mal, elle se contentait de lui demandait comment elle allait, ce qui était en soi une question à la fois innocente et bien intentionnée, mais les questions d'Eleonore, même quand elles se révélaient anodines, avaient aujourd'hui le don de lui taper assez singulièrement sur le système.

-Comment est-ce que ça pourrait aller bien ? demanda-t-elle finalement.

Parce qu'elle n'allait pas prétendre aller bien, quand bien même cela aurait peut-être le mérite de couper court à la conversation... Sauf que même si Ophélie était taiseuse, elle n'était pas menteuse, et elle n'allait pas faire comme si tout allait bien dans le meilleur des mondes alors qu'il était plus qu'évident que ce n'était pas le cas du tout. Et Eleonore devait bien être consciente de cela, mieux que personne d'autre, en réalité. Rien n'allait plus depuis l'enlèvement de Nathaniel, et peut-être même avant, à la disparition de Daphnée. Ils se battaient contre des moulins à vent. Et cette lutte vaine était tout simplement épuisante... autant que, semble-t-il, inutile.

-Je ne sais même pas pourquoi on continue de faire tout ça. Oui, aller de planque en planque, se nourrir de rien, jouer les fugitifs. Ils y gagneraient sans doute plus à se laisser oublier dans un village reculé de Féerie. Sous d'autres noms, voire sous une autre apparence. Pourtant, ils en étaient là, et ça semblait ne menait nulle part. Nathaniel est sûrement déjà mort à l'heure qu'il est, et sans lui, ça sert à rien, tout ça.

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es convictions d'Eleonore étaient bien belles, mais Ophélie ne compterait clairement pas sur ces dernières pour se convaincre définitivement du fait que Nathaniel était encore en vie et hors de danger. Au fond, il valait peut-être même mieux pour eux qu'il soit mort, au moins il n'aurait pas eu l'occasion de révéler plus d'informations que nécessaires à leur sujet au roi. Oui, Ophélie était fondamentalement pessimiste, c'était son humeur du moment, mais en même temps, elle s'estimait réaliste. Peut-être bien que Nathaniel était toujours vivant, mais il était aussi très possible qu'il soit mort et qu'Edgar en ait fait un secret comme il faisait un secret de tout ce qui faisait sa politique depuis qu'il était devenu roi.

Certes, Anthony ne les avait informés de rien, mais est-ce que ça voulait dire pour autant que le serviteur du roi était exempt de tout soupçon ? Qui sait ce qui se serait passé si Nathaniel avait vendu la mèche à son sujet avant de mourir. Puisqu'il avait déjà changé de camp une première fois, pourquoi pas une deuxième ? Elle aimait beaucoup Anthony, sincèrement, elle l'appréciait d'autant plus qu'il connaissait de son histoire des aspects qui échappaient à beaucoup d'autres, mais elle restait lucide malgré tout, et cette lucidité la poussait à entrevoir tous les dangers potentiels. Même les gens que l'on aimait profondément étaient capables de nous trahir, c'était une chose qu'Ophélie avait malheureusement apprise trop tôt, à ses dépens.

-Mais qu'est-ce qu'on a fait, pour le moment ? répliqua Ophélie, qui ne parvenait pas à simplement se laisser motiver par le discours pourtant fédérateur et plein d'espoir de son interlocutrice. Elle n'était pas d'humeur à se laisser bercer d'illusions dans lesquelles elle ne croyait plus de longue date. On a brassé du vent, c'est tout. Elle n'avait pas l'impression d'avoir accompli quoi que ce soit depuis son évasion de l'île des soupirs. Certes, l'évasion en elle-même était un accomplissement, mais depuis... ? Tu as l'impression de te battre, toi ? répondit Ophélie en adressant à son interlocutrice un regard où brillait une sincère interrogation. Elle ne cherchait pas à la provoquer inutilement, elle se posait honnêtement la question.

Pour elles, leurs péripéties tenaient davantage de l'errance que du combat. Certes, Nathaniel avait donné l'impression d'avoir un plan en tête, mais est-ce que c'était réellement le cas ? Peut-être que non, et si c'était le cas, elle ne pensait pas que qui que ce soit, y compris Eleonore et Anthony, dont il était pourtant le plus proche, soient au courant de quoi que ce soit en la matière. Et qu'est-ce qu'ils allaient faire sans les directives de Nathaniel ? Ils avaient ni plan ni projet, et... en toute honnêteté, elle n'estimait pas qu'Eleonore ait la trempe d'un leader.

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ui, il était temps qu'ils se battent, en effet, et de ce point de vue-là, Ophélie ne pouvait bien évidemment pas donner tort à son interlocutrice, le problème, selon elle, c'était qu'il avait toujours été temps, en fin de compte. Ils avaient dit et répété qu'il fallait qu'ils agissent, qu'ils se battent, mais au bout du compte, rien ne se passait. Pourquoi ce serait différent ? Parce qu'elles le disaient plus fort ? Parce qu'elles le voulaient davantage ? La jeune femme considérait que ce n'était pas assez. Elle avait besoin d'avoir des certitudes, elle se sentait lasse des hésitations. Elle avait besoin de plus. C'était facile à dire car elle-même ne savait pas réellement de quelle façon s'y prendre, mais elle avait l'intention, quoi qu'il en soit, de persister, de ne laisser aucune chance au hasard... Elle laissait son destin reposer sur les autres, raison pour laquelle elle n'avait pas réellement le droit, en vérité, de se plaindre. Mais il était difficile de ne pas céder au défaitisme dans des circonstances similaires.

La première chose à faire, c'était de sortir Nathaniel de prison. Alors certes, la jeune femme ne pouvait qu'être d'accord, mais à ses yeux, c'était repousser le problème. Alors oui, ils avaient besoin d'un leader, et il était préférable de retrouver celui qui les avait guidés jusqu'alors. Mais vouloir libérer Nathaniel, c'était comme vouloir faire tomber la couronne d'Edgar : c'était bien beau sur le principe, mais comment faisait-on exactement ? Eh bien, la réponse semblait tout à fait évidente : ils n'en savaient rien. Parce que ça donnait l'impression de ne vraiment pas être ne serait-ce qu'envisageable, en fin de compte. Faire ce qu'il faut, c'était bien. Mais qu'est-ce qu'il fallait, exactement ? Elle n'en avait pas la moindre idée, au bout du compte. Elle était dans l'expectative. C'était comme si elle retenait son souffle depuis une éternité, et qu'elle attendait de respirer de nouveau. Mais elle commençait à se dire que l'asphyxie allait la guetter, éternellement et irrémédiablement, à ce stade.

-Et comment on fait pour sortir Nathaniel ? demanda Ophélie en soutenant le regard de son interlocutrice, attendant des réponses, du concret. Elle savait que c'était assez hypocrite d'en demander tant à Eleonore quand elle-même n'avait pas la réponse à ces mêmes questions. Mais peu importe. C'était Eleonore que Nathaniel semblait avoir désignée tacitement pour prendre sa suite, alors elle devrait se montrer à la hauteur. Est-ce qu'on a un plan concret ? demanda-t-elle alors en espérant plus de précisions.

Elle voulait savoir comment ils allaient s'y prendre, quel allait être leur plan d'action. En somme, elle voulait qu'ils se battent, ici et maintenant, et pas plus tard, certainement pas plus tard.

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phélie ne devrait pas blâmer l'inactivité du groupe, si elle voulait que les choses bougent, que les choses changent, blâmer Eleonore n'était évidemment pas la solution. Elle était presque propulsée au range de cheffe de file au nom de son rapport privilégié avec Nathaniel, mais au bout du compte, elle était autant qu'eux tous dépendante d'une situation qui la dépassait et qu'elle ne contrôlait pas le moins du monde. Lui faire le moindre reproche dans ce contexte était absolument absurde, mais l'ancienne sirène se sentait sous tension, il ne fallait pas attendre d'elle qu'elle se montre autre chose que vindicative, surtout quand elle avait Eleonore pour interlocutrice. C'était ainsi, elle ne lui laissait jamais passer grand-chose, ni ne lui laisserait jamais passer grand-chose au demeurant. Alors elle attendait d'elle des solutions, un plan concret, et force lui était de constater qu'elle n'en avait pas. Bon, elle avait des pistes, des pistes qu'il était préférable de suivre le plus assidument possible.

Elle avait réfléchi à plusieurs possibilités, disait-elle, Ophélie restait toute ouïe, pour entendre au final que les trois possibilités revenaient au même, espérer un soutien de l'intérieur qui serait sans doute insatisfaisant pour leur permettre vraiment de pénétrer au sein du château. Que ce soit Gabriel ou Anthony, prendre le risque de les compromettre était prendre le risque de compromettre toute la rébellion, et Ophélie n'était pas entièrement certaine que ce puisse être envisageable, en fait, elle était même sûre que ça ne l'était pas. Ou encore, ça ne suffisait pas.

-Si on veut se servir du prince, il faut qu'Anthony nous l'amène et qu'on discute avec lui d'un plan d'action, ce n'est pas parce qu'il est prince qu'il peut faire libérer des prisonniers sous haute surveillance comme bon lui semble, répondit Ophélie, sans doute un peu trop sèche et sévère, elle n'avait tout simplement pas su s'empêcher de s'exprimer ainsi, ce qui était hypocrite de sa part, puisqu'elle était douée pour réclamer des solutions, moins pour en donner. Et il faudrait aussi... Attends... Comment ça, la fille d'Edgar ? Edgar n'a pas de fille...

Elle ne se souvenait pas de cette Bertille. En fait, elle n'en avait tout simplement jamais entendu parler. Elle avait vécu dans son propre monde, régi par ses propres codes pendant longtemps, indifférente aux histoires de Féerie, et ce qu'elle avait pu en apprendre, c'était en prison, par l'intermédiaire de Marianne, puis de Nathaniel et des rebelles. Et ce qui était certain, c'est qu'elle n'avait jamais entendu parler de cette Bertille. Et quand même, si le roi de Féerie avait une fille, si le prince Gabriel avait une soeur, elle devrait être au courant, non ? Tout le monde devrait être au courant...

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phélie tombait des nues, elle n'était pas entièrement certaine de devoir croire son interlocutrice quand elle lui apprenait une chose à ce point folle, mais en même temps, justement parce que la chose était folle, elle voyait mal son interlocutrice l'inventer (à moins qu'elle ait été suffisamment crédible pour croire une fille sortie de nulle part et qui lui aurait parlé de son ascendance présumément royale). En même temps, ce n'était pas totalement improbable. Il est vrai que le roi avait eu une femme, avant Aurore, et même si personne ne parlait de la première héritière des Basiel, que son nom avait été effacé de l'histoire, ça ne voulait pas dire que c'était impossible, loin, bien loin de là.

-Je pense surtout qu'il nous faudra nous méfier de tout ce que cette jeune femme pourra avoir à nous apprendre. Je ne suis pas convaincue qu'elle soit tout à fait fiable. Elle pourrait tout à fait mentir sur sa naissance, d'ailleurs.

Est-ce qu'Ophélie se montrait trop pessimiste ? Très clairement. C'était la vie qui lui avait appris à être ainsi. La jeune femme préférait ne pas caresser des esppoirs qui, invariablement, seraient déçus, et elle refusait de croire en des personnes qu'elle ne connaissait pas. Peut-être que cette jeune femme détestait réellement Edgar, peut-être aussi était-elle de mèche avec lui. Impossible de le savoir, et dans l'attente de le savoir, elle se montrerait sur ses gardes... Cette... princesse... aurait beaucoup à prouver si elle voulait espérer s'attirer ses bonnes grâces.

-A quoi est-ce qu'elle nous servira concrètement ? Si elle n'est plus au château, je suppose que c'est parce qu'elle ne dispose plus des bonnes grâces du roi, et si elle ne dispose plus des bonnes grâces du roi, elle ne pourra ni nous introduire au palais, ni aider à faire s'échapper Nathaniel. Elle marqua une pause. A moins de l'envoyer en pâture en la jetant dans la fosse aux lions et en exposant son histoire à la face du monde afin de le discréditer, mais je doute fort que ça serve à grand-chose.

L'existence de la princesse était désarmante aux yeux d'Ophélie, mais certainement pas révélatrice de quoi que ce soit. Elle était incapable de lui trouver une place dans leur histoire, à moins de décider de lui confier le trône quand le roi serait découronné. Mais pouvait-on seulement se fier à elle ?

-Je ne suis pas convaincue qu'on puisse lui faire confiance. Alors je suppose que oui, nos meilleures chances sont Anthony et Gabriel, mais je n'ai pas le sentiment qu'ils soient capables, à l'heure actuelle, de faire ne serait-ce qu'un pas sans être suivis par une cohorte de garde royaux.

Elle devrait arrêter de soulever les problèmes et chercher des solutions, mais c'était plus fort qu'elle.

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