D'un rien naissent les amitiés | Jocaste & Achab

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ares étaient les occasions que Jocaste avait de se rendre à Piquiel, pourtant son village avait été l'endroit où elle était née, où elle avait grandi et avait longtemps vécu. Il avait fallu attendre le départ de son époux, et la conviction qui s'était faite (à tort) qu'il ne reviendrait pas pour que Jocaste se voie offrir, après le couronnement d'Edgar, le rôle de servante attitrée de la reine, et pour qu'elle s'installe au château. Dès lors, elle n'avait plus eu réellement d'occasions de se rendre en cet endroit.

Elle avait fort à faire au sein du château, et même sur ses heures de repos, elle préférait bien souvent restait entre les murs de la demeure des Basiel, au cas où sa reine, qui était avant tout son amie, devait avoir besoin de ses services malgré tout. Investie dans son rôle, elle l'était peut-être un peu trop, mais elle estimait que l'on ne pouvait jamais l'être assez lorsqu'on était dévoué à une tête couronnée. Et les derniers événements, le tumulte qu'elle pressentait, même si pour l'heure il ne se laissait pas voir, ne l'encourageait pas forcément à s'éclipser trop longtemps. Pourtant, elle était bel et bien là. Et elle réalisait que ça lui faisait du bien, de simplement déambuler dans les rues du village.

Enfin, elle n'était pas là simplement pour se promener, elle avait eu quelques courses urgentes à faire, et puisqu'elles étaient d'ordre relativement personnelles, elle avait décidé de le faire par elle-même sans déléguer. Viendrait bientôt le moment de rentrer, elle n'avait pas l'intention de traîner de toute manière, bien trop impatiente de retrouver son mari et de même sa reine, mais pour le moment, elle se contentait de errer d'étal en étal, sans avoir quoi que ce soit à acquérir encore. Ce fut alors que son regard croisa un visage familier, et qui lui adressa un sourire - chose suffisamment rare pour être signalée.

C'était Achab. Un ami, qui l'était devenu à l'heure où elle se posait beaucoup de questions concernant le royaume du bout de l'océan, des questions auxquelles il avait su répondre, soulageant de fait une curiosité qui en avait eu le plus grand besoin.

-Achab, je ne pensais pas te trouver ici non plus ! Je me porte à merveille, je te remercie. Et toi ? Tu m'as l'air en pleine forme !

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es raisons de l'enthousiasme d'Achab (chose qui n'était pas si fréquente chez lui) n'étaient pas bien difficiles à déterminer, et Jocaste s'attendait un peu à sa réponse quand il la lui donna. Tous les deux avaient, au fond, les mêmes raisons de se réjouir. Si elle causait du tort à beaucoup et pourrait bien avoir des conséquences catastrophiques, la destruction de la barrière avait été, pour l'un comme pour l'autre, une promesse de renouveau. Au moins, en compagnie d'Achab, Jocaste aurait le droit de sincèrement se réjouir, ce qu'elle avait généralement des scrupules à faire le reste du temps. Elle ne voulait pas s'excuser d'être heureuse d'avoir retrouvé son mari, mais elle s'y sentait presqu'obligée, il est vrai, quand on savait quels étaient les motifs de ce retour.

Elle se doutait qu'Achab, de son côté, se moquait bien des scrupules. Jocaste avait retrouvé l'homme de sa vie, elle ne serait pas étonnée que son interlocuteur ne pense pas différemment de son point de vue. Il était resté éternellement marié à l'océan, même quand celui-ci lui était devenu inaccessible, tout comme elle n'avait jamais cessé d'être l'épouse de Geoffroy. Elle était heureuse pour lui, sincèrement. Elle se doutait que son tempérament sombre était en grande partie motivé par la privation. On lui refusait ce qu'il aimait le plus au monde, il y avait de quoi mal le vivre, en effet.

Il allait donc reprendre la mer, et elle imaginait qu'il n'allait pas perdre son temps et partir le plus vite possible... si on le laissait faire, ceci dit. Possible que les Basiel s'occtroient un droit de regard sur tous les navires qui iraient et viendraient à partir de maintenant... Mais Achab n'avait jamais représenté, ni ne représenterait jamais une menace. C'était une chose dont Jocaste était intimement convaincue, alors elle espérait qu'il ne rencontrerait pas ce genre de difficultés indépendantes de sa volonté.

-Le contraire m'aurait étonnée, je dois dire, répondit-elle dans un fin sourire. Même si je ne suis pas certaine de devoir complètement me réjouir pour toi, qui sait quand je te reverrais ? Elle prononçait ces mots avec légèreté, elle n'avait aucune envie ni aucun intérêt à le culpabiliser, qu'il fasse ce qui le rendait heureux, c'était très bien ainsi. Et ici, il était sans doute malheureux comme les pierres. Quand est-ce que tu comptes partir ? Est-ce que tu as l'intention... d'aller de l'autre côté ?

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ocaste afficha un léger sourire quand son interlocuteur lui assura qu'il garderait une place pour elle dans son coeur où qu'il aille. Elle n'avait aucun mal à le croire. Il n'était pas dans la nature d'Achab d'être expansif ou sociable, mais elle savait que les personnes dont il choisissait d'être l'ami pouvaient compter sur son amitié sans faille et sur sa loyauté sans borne. Alors s'il le lui disait, c'était qu'il le pensait, et elle était exactement du même avis, de son côté. En même temps, s'il y avait une personne qui clairement offrait à son affection de survivre au temps et à l'espace, c'était bien elle, ses sentiments pour son époux jamais ternis en disaient long à ce sujet.

Il lui avait appris qu'il souhaitait se rendre où aucun homme n'avait jamais été. De sa part, ça ne surprenait pas vraiment Jocaste, à vrai dire. Elle savait que c'était dans son tempérament. En plus d'être un navigateur, Achab était un explorateur, les territoires finis de Féerie l'avaient enfermé pendant beaucoup trop longtemps. Elle, c'était tout l'inverse. Elle n'avait jamais aspiré au voyage. Même de Féerie, elle ne connaissait pas grand-chose, si ce n'est les endroits où ses fonctions et son quotidien la poussaient à se rendre.

Alors forcément, nul ne le retiendrait bien longtemps. Dès son bateau retapé, l'homme prendrait le large sans aucun regard en arrière, en quête de nouveaux horizons, et il irait de l'autre côté, voir d'anciennes connaissances. Pour Jocaste, c'était difficile à concevoir, en réalité... Tout ce qui avait trait au royaume du bout de l'océan l'effrayait et la fascinait en même temps. Et sa curiosité n'était pas forcément assouvi par son époux qui, elle l'avait bien compris, tentait de la préserver de ce qu'il avait vécu là-baas, ce qui loin de lui rendre service, exacerbait ses craintes autant que sa fascination.

-Et tu n'as pas peur... de ce que tu vas retrouver là-bas ? demanda-t-elle. Car de ce que Geoffroy lui avait dit, le royaume du bout de l'océan n'avait plus rien à voir avec le paradis qu'on leur avait vendu. De l'accueil qu'on va te réserver ? Car cela aussi, c'était un risque qu'elle n'avait pas forcément envie de voir Achab prendre, même i elle savait déjà qu'il n'en ferait qu'à sa tête.

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ocaste estimait que c'était un doux euphémisme que d'admettre que les habitants du royaume du bout de l'océan n'allaient certainement pas accueillir à bras ouverts le Féerien qu'il était. Elle en savait suffisamment via Geoffroy pour savoir quelle haine ce peuple conservait à l'adresse des leurs. Et cette haine, dans le fond, était compréhensible. Même si les intentions d'Achab devaient ne pas être hostiles, ce n'est pas pour autant qu'elles seraient comprises comme telles par les principaux concernés, et Jocaste préférerait qu'on lui rende son ami en un morceau, si ce dernier (l'ami, pas le morceau) daignait refaire surface du côté de Féerie au terme de son odyssée à travers l'océan. Elle avait déjà cru perdre un mari de l'autre côté, elle n'avait aucune envie de perdre son ami à présent.

Achab semblait confiant. Jocaste ne savait pas trop s'il se donnait un genre, s'il disposait d'informations qu'elle n'avait pas (ce dernier cas était le plus probable, ou s'il était question d'autre chose. Ce qu'elle savait en revanche, et à coup sûr, c'était qu'on ne peut jamais présumer de rien, ni dans ce monde ni dans l'autre, et elle ne voulait pas qu'une trop grande confiance la prive d'un ami précieux. Cependant, Achab était un homme borné. Il n'entendrait pas raison de sa part, peu importe ce qu'elle pourrait bien dire ou faire, et il faudrait bien qu'elle l'accepte.

Elle ne pouvait pas l'empêcher de partir, aussi il était sans doute préférable qu'elle l'encourage. Mais elle avait bien du mal à le faire sachant qu'elle n'avait aucune idée de ce qui allait bien pouvoir attendre son ami. Elle ne comprenait même pas qu'il considère le fait de retourner là-bas comme une extrême nécessité quand elle constatait toute l'énergie que son époux avait lui, pour sa part, déployée afin de quitter ces lieux hostiles et barbares.

-Et s'ils ne te laissaient pas repartir ? Est-ce que tu y as songé ? Il y avait forcément songé, il était intelligent. Il devait se douter qu'un accueil hostile pouvait être un accueil qui l'empêcherait pour de bon de revenir vivant chez lui, mais semble-t-il qu'il considérait que le jeu en valait la chandelle. Pourquoi tiens-tu tant à y retourner ? Qu'as-tu à faire là-bas ?

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ocaste voulait bien entendre les arguments d'Achab, elle n'était pas certaine, en revanche, d'être réellement capable de les comprendre. Il faut dire que la seule personne jusqu'alors qui avait accepté de lui parler ouvertement du royaume du bout de l'océan (et encore, ouvertement, c'était un bien grand mot en réalité, car il restait beaucoup de zones d'ombre dans le passé de Geoffroy, zones d'ombre qui continuaient d'inquiéter la camériste de la reine, parfois), c'était son mari, et on ne pouvait pas dire qu'il lui en ait dépeint un portrait très glorieux, bien au contraire. Il s'était tant et tant évertué à quitter cet endroit que de vois son ami, lui, s'évertuer à y retourner lui paraissait absolument improbable.

Mais il lui fit comprendre qu'il avait une personne à revoir. Un ami. Un jeune homme à qui il avait apparemment appris beaucoup de choses et qu'il considérait comme son fils. Honnêtement, Jocaste était sur sa réserve quant à cette information. A titre personnel, elle avait envie de considérer tous ceux qui étaient nés dans l'autre royaume comme des ennemis par principe; Et il n'y en avait pas vraiment au demeurant dont son père lui ait fait une description vraiment agréable et flatteuse. Partagée entre son amitié pour Achab et ses préjugés, elle faisait du mieux qu'elle le pouvait pour garder l'esprit relativement ouvert. Relativement seulement, car très clairement, Jocaste n'était pas à son aise du tout dans ces circonstances.

-Et tu n'as pas peur que ça se retourne contre toi ? Cela fait presque vingt ans... Il a dû beaucoup changer, depuis. Peut-être ne se souvient-il même pas de toi...

Jocaste était peut-être un peu dure dans ses propos, elle en avait à moitié conscience. Elle n'avait aucune envie de jeter un froid entre elle et son ami, surtout si ça devait être leur dernière conversation avant un bon moment. Mais elle n'avait pas envie qu'il s'engage dans un voyage qui serait sans retour. Elle voulait l'inviter à la défiance... Même si, en réalité, elle savait pertinemment qu'Achab était une personne particulièrement bornée, et qu'il n'écouterait rien de ce qu'elle lui dirait. Difficile de le lui reprocher, car elle-même en était une autre, de personne bornée. Leurs deux tempéraments conjugués, ça faisait des étincelles.

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u'il l'ait oublié ou non, ce n'était pas vraiment la question, au fond. Non, ça, c'était plus un argument qu'elle voulait ajouter à tous ceux qui pourraient éventuellement dissuader son ami d'entreprendre son voyage. Pas qu'elle tienne absolument à le voir malheureux à Féerie, même si égoïstement, elle aimait le savoir à proximité, mais Geoffroy lui avait dépeint un tableau si terrible et dangereux du royaume du bout de l'océan qu'elle n'était honnêtement pas pressé de voir Achab s'y risquer pour y retrouver quelqu'un qui en vingt ans pouvait avoir sacrément changer, tout comme une mentalité qui avait peut-être été éduquée depuis à haïr tous les Féeriens, ce qui semblait quand même être la norme là-bas.

Elle aurait accepté plus facilement qu'il décide juste de prendre le large et de parcourir les océans sans motif apparent, sans autre désir que celui d'explorer d'autres horizons... là, elle avait un peu l'impression qu'il se dirigeait droit vers sa mort imminente et qu'il l'acceptait comme une fatalité, rien d'autre. Et forcément, en tant qu'amie, elle ne pouvait s'empêcher de se sentir un peu vexée et d'éprouver un léger pincement au coeur quand Achab affirmait qu'il n'avait rien à perdre. Bien sûr, elle ne voulait pas se donner plus d'importance qu'elle n'en avait. Mais elle aurait bien aimé se considérer comme de ces gens qu'Achab n'avait pas forcément envie de perdre.

-Je sais bien que je ne t'empêcherais pas d'y aller, mais comprends tout de même que je puisse m'inquiéter pour toi, répondit Jocaste avec un fin sourire.

Il y avait certaines personnes dont elle estimait être capable d'influencer les choix et les décisions. Elle savait, et depuis le jour même où ils s'étaient rencontrés, qu'Achab n'était pas de ceux-là, qu'il n'obéissait qu'à lui seul et à personne d'autre, et c'était une chose qu'elle savait admirer et apprécier à sa juste valeur chez lui, du moins si c'était possible.

-Je t'encouragerais tout de même à parler à Geoffroy avant tout départ. Qui sait, il pourrait te renseigner sur la manière dont l'autre royaume a évolué pendant tes vingt années d'absence. Ainsi tu seras mieux préparé en arrivant sur place, qu'en dis-tu ?

Ce n'était pas un piège. Elle essayait juste de se donner quelques chances de voir revenir un jour Achab sain et sauf à Féerie. Ce devait bien être possible, non ?

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ocaste voulait croire que la réponse de son ami était sincère quand il lui assurait que le souci qu'elle se faisait pour lui le touchait. Elle ne tenait pas à l'émouvoir inutilement non plus, mais elle ne voulait pas le voir partir sans qu'il ait pris toutes les précautions préalables, et sans, non plus, qu'il ait entièrement conscience de ce qu'elle pensait de tout cela. Parce que qui sait quand Achab reviendrait de son voyage.

Elle pourrait se convaincre que ça ne durerait pas longtemps, mais elle avait constaté que ceux qui partaient de l'autre côté de l'océan pouvaient parfois tarder à revenir, voire même ne pas revenir du tout. Elle appréciait, en tout cas, qu'Achab prenne son discours en considération et accepte d'entendre sa proposition. Elle était convaincue qu'une conversation à coeur ouvert avec Geoffroy lui ferait du bien, même si cela ne l'empêcherait sans doute pas de partir.

Au moins, il repartirait en connaissance de cause, vraiment préparé à ce qu'il pourrait bien apprendre. Et qui sait s'il n'en apprendrait pas plus que Jocaste elle-même. Geoffroy était si soucieux de tirer un trait sur ce qu'il avait vécu dans l'autre royaume qu'il se montrait toujours secret et évasif quand il fallait donner le détail de sa vie là-bas. Il répétait que ça avait été terrible, qu'il avait dû faire des choses horribles pour survivre, mais ça ne suffisait pas.

-Parfait ! Et si je nous organisais un dîner, tous les trois ? Un dîner d'au revoir ? Ainsi nous pourrons nous quitter en bonne et due forme ?

Et ainsi, également, elle pourrait jouer les intermédiaires entre les deux hommes, s'assurer qu'Achab parlerait bel et bien à Geoffroy, apprendre peut-être des choses qu'elle ne savait pas par cet intermédiaire. Et puis, plus globalement, elle était sûre et certaine que ce dîner leur serait particulièrement agréable. Geoffroy et Achab avaient des caractères très différents mais de bonnes raisons de s'entendre.

Et puis, c'était le genre de choses auxquelles elle regrettait bien trop d'avoir dû renoncer : ces moments de convivialité simple, qui lui donnaient le sentiment d'avoir une vie de couple épanouie. Tout était à reconstruire, depuis le début. Ce genre de rituels, par conséquent, pouvaient bel et bien être d'une grande utilité. Et elle y tenait, en espérant qu'Achab serait enthousiasmé par la proposition, certaine qu'elle n'aurait pas de mal à convaincre son époux.

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ocaste afficha un sourire en entendant son ami répondre par l'affirmative à sa proposition. Elle avait redouté qu'il se dérobe à cette dernière, mais ce n'était pas le cas, et elle avait envie de penser qu'il ne prononçait pas ces mots uniquement pour lui faire plaisir (même si, bien placé pour savoir combien elle était tenace, il aurait tout à fait pu décider de directement consentir à sa proposition tout en trouvant une occasion de s'y dérober plus tard, peu importe laquelle).

Pour elle, ce dîner était important, déjà parce qu'elle tenait à ce qu'Achab puisse parler à son époux, ensuite parce qu'elle n'avait aucune garantie de pouvoir partager d'autres moments du genre avec le grand amoureux de l'océan, ou bien pas avant très, très longtemps.

-Je ne suis pas garante de ta sensibilité, Achab, si tu redoutes de pleurer à chaudes larmes, je déclinerai toute responsabilité, répondit simplement Jocaste quand son interlocuteur lui fit comprendre qu'il ne tenait surtout pas à ce que ce dîner d'adieux s'achève en grandes eaux.

Bien sûr, Jocaste éprouverait sans doute de la crainte, voire de la tristesse à l'idée de voir son ami partir, mais si elle pouvait être plus sensible qu'il n'y paraissait, ce n'est pas pour autant qu'elle l'afficherait à tout va, ce serait bien mal la connaître. Jocaste avait souvent tendance à faire passer sa dignité avant le reste, quitte à, par conséquent, négliger les effusions et la manifestation trop directe de ses émotions. Bien sûr, il y avait des exceptions.

Quand la guerre avait été finie et que Jocaste n'avait pas vu son époux revenir, elle avait bien évidemment pleuré, mais cela avait été, autant que possible du moins, dans la discrétion de sa chambre et en présence du moins de personnes possibles. Non, elle ne comptait pas pleurer sur le départ d'Achab, et certainement pas devant lui. Elle n'était pas folle, elle savait bien que cela aurait le don de le faire fuir plutôt que l'inverse.

-Je vais nous organiser cela au plus vite. Je ne compte pas te laisser l'occasion de te soustraire à ta parole. Elle marqua une pause. Et ne t'avise pas de prendre le large avant que ce soit fait. Tu ne veux peut-être pas me voir triste, mais crois-moi, tu ne veux pas non plus me voir en colère.

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ocaste se permettait-elle réellement de mettre la parole d'Achab en question ? Oui et non. Elle ne la tenait pas pour absolue quand il était question de l'ordre de ses priorités, consciente du fait que son amour de l'océan passerait toujours avant le reste, mais dans tous les cas, elle avait bien sûr prononcé ces mots pour la boutade plus qu'autre chose, en réalité.

Tout comme elle se doutait que c'était par pure boutade que son interlocuteur, de son côté, lui faisait remarquer que la manière dont elle remettait en cause son discours pourrait éventuellement le heurter. A ce sujet, elle ne se faisait pas beaucoup d'illusions. Ce n'était certainement pas le genre de choses qui avaient la moindre incidence sur lui. Elle en doutait fort, en tout cas. Se formaliser de l'opinion des autres n'avait jamais trop fait partie des attributions du vieux marin, c'était d'ailleurs ce qui faisait sa force de caractère, quelque part. Une chose que Jocaste était d'ailleurs capable d'admirer sincèrement à son sujet.

-Je te croirais presque, mais je sais bien que tu fais moins de cas que cela de mon opinion. Ou de celle de quiconque d'ailleurs.

Ces mots étaient prononcés avec une amitié sincère et certainement pas dans l'intention d'adresser le moindre reproche à son interlocuteur. Elle n'avait pas l'intention de l'accabler, tout comme, en vérité, elle était loin de penser qu'il lui ferait faux bond. Elle voulait croire dans sa bonne volonté, mais elle savait aussi que dans certaines circonstances, ce ne seraient pas ses intérêts qui seraient observés en priorité. Ce qui était bien normal.

-Mais je sais aussi combien tu es fier, aussi je prends cette réponse pour une confirmation définitive de notre arrangement, ajouta-t-elle avec un fin sourire. Ce qui m'arrange, j'ai assez donné en matière d'au revoirs bâclés pour ne pas vouloir réitérer, ajouta-t-elle simplement.

Elle ne pourrait pas contester ou avoir d'incidence sur les décisions de son interlocuteur, mais en revanche, elle tenait tout de même à ce que ce dernier ait conscience que cette situation ne la laissait pas de marbre. Sans qu'ils soient les meilleurs amis du monde, elle ne pouvait être indifférente à sa décision de reprendre le large, c'était tout bonnement impossible.

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ocaste n'aime pas spécialement entendre qui que ce soit lui dire qu'elle s'est trompée, mais quand cela lui vient d'une personne qu'elle apprécie, et pour dire qu'elle importe plus que ce qu'elle s'imagine, alors elle est loin de le vivre si mal que cela. Jocaste préfère avoir tort dans ce genre de situations. Elle ne sait pas à quel point il dit ces mots parce qu'il les pense ou parce qu'il veut simplement se faire passer pour moins froid que Jocaste ne le présente, mais dans le fond, ça lui convient très bien. Surtout à l'heure où il prend la décision de s'en aller. Ce sont des mots qu'elle n'aura peut-être plus l'occasion d'entendre avant un bon moment.

-Je le retiendrai, alors, répond Jocaste avec un fin sourire. Je me chargerais donc de te donner mon opinion en toute circonstance tant que j'en aurais la possibilité, affirme-t-elle pas tant parce qu'elle le pense ou qu'elle en a l'intention qu'en guise de plaisanterie pas franchement très drôle, certes. Je n'ai plus beaucoup de temps devant moi avant ton départ, il va falloir que je rattrape tout ce temps perdu à ne pas donner suffisamment mon opinion.

Tout ceci ne doit pas être pris au pied de la lettre, mais elle veut surtout apaiser toute tension éventuelle car elle redoute d'avoir dressé d'Achab un portrait tel qu'il doute de l'estime qu'elle avait pour lui. Or de l'estime pour lui, elle en a immensément.

-Tu sais, il n'y a pas mal à avoir autant d'ego, au contraire, c'est une excellente chose. Mais je retire ce que j'ai dit, la dernière de mes intentions est de te vexer, affirme-t-elle. Encore que je n'ai jamais employé les mots blocs d'ego, j'ai seulement dit que tu étais fier. Suffisamment fier pour refuser d'être qualifié de bloc d'ego, ajoute-t-elle. Mais il n'y a vraiment pas de mal aussi. Et de ma part, avec tous l'ego que j'ai à revendre, tu sais bien que c'est à prendre avec des pincettes, dans tous les cas.

En tous les cas, non, elle préfère quand même remettre les choses au clair, il ne manquerait vraiment plus qu'ils se prennent la tête alors qu'il sera parti bientôt.

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e ne te le fais pas dire, tu aurais très certainement mieux fait de te taire, confirma Jocaste non sans un sourire amusé face à la remarque d'Achab.

Elle savait qu'il ne formulait pas ces mots comme un reproche, mais le fait est tout de même que, de son côté, elle était parfaitement honnête, et elle n'avait pas la moindre intention d'en démordre, sous aucune forme de prétexte. Elle avait bien conscience du fait que le départ d'Achab était imminent et irrévocable, et parce que les départ avaient pris à ses yeux une valeur particulière, et qu'elle ne pouvait nier, elle avait forcément une manière bien à elle de concevoir les choses de même que de les appréhender, et elle ne laisserait pas varier son propos. Que l'amoureux de la mer se soit tu ou non, cela n'aurait, bien évidemment, absolument rien changé. Mais pour l'heure, cela restait ce qu'ils avaient de plus précieux à partager.

-Je ne sais pas comment tu feras pour t'en tirer à bon compte sans moi dans ton sillage, c'est certain, reprit Jocaste, je suis un atout précieux à n'importe quel équipage, j'en suis certaine. D'ailleurs, j'espère tout de même que tu ne vas pas jouer les loups solitaires jusqu'au bout. Tu as l'intention d'emmener un équipage avec toi, n'est-ce pas ?

Elle accompagna cette interrogation d'un regard légèrement soucieux. De la part d'Achab, Jocaste s'attendait absolument à tout, et l'expérience lui avait d'ores et déjà prouvé qu'elle avait effectivement raison de le faire, et cela par bien des aspects. Elle préférait, par conséquent, rester sur ses gardes dans ces circonstances. Pas pour elle-même, ça non, mais pour lui très clairement.

-Quel dommage que ma place soit aupèrs de ma reine, peut-être t'aurais-je accompagné, qui sait... J'aurais enfin eu l'occasion de voir à quoi cela ressemble, de l'autre côté, observa-t-elle d'un ton légèrement songeur.

Mais sans complètement le penser néanmoins, bien sûr, car elle savait pertinemment où était sa place, et surtout, il n'était aucun risque inconsidéré qu'elle puisse avoir envie de prendre alors qu'elle avait enfin retrouvé sa raison d'être, ce serait bien mal lui ressembler. Non, ce n'était définitivement pas le cas.

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i tu n'y as pas encore réfléchi, c'est que j'ai encore un peu de répit avant de te voir partir, j'apprécie, fit-elle avec un léger sourire.

Elle ne le dirait pas directement, mais la vérité, c'est qu'elle était soulagée qu'Achab ait tout de même l'intention de préparer son voyage en amont et ne décide pas de partir à l'aventure en solitaire. Il était suffisamment grand pour prendre ses propres décisions, et elle n'était pas en droit de lui dire quoi que ce soit, mais ainsi était Jocaste, elle ne montait pas toujours grand chose de ce qu'elle ressentait, mais quand elle s'inquiétait de quelqu'un, c'était total, c'était sincère, et ce n'était définitivement pas un jeu pour elle.

Ce à quoi s'engageait Achab était une entreprise périlleuse, et même si rien ne le dissuaderait d'agir ainsi qu'il le voudrait, Jocaste ne pouvait que s'inquiéter naturellement des répercussions de ses décisions, alors oui, elle s'inquiétait en amont, à la manière d'une mère trop protectrice. C'était la seule mais surtout la meilleure chose qu'elle puisse faire dans ces circonstances présentes.

-Je suis sérieuse... en partie, reconnut Jocaste avec un fin sourire quand Achab lui fit remarquer que sa suggestion de l'accompagner si elle n'avait pas toutes ses obligations ne devait pas être sincère. Je ne suis pas ne grande aventurière comme toi, et je suis à peu près convaincue que les conditions vétustes sur ton bateau me rendraient malade, mais je suis sincère en revanche quand j'affirme vouloir voir à quoi ressemble l'autre royaume.

Elle n'avait pas cette curiosité, autrefois, mais les choses avaient changé. Les choses avaient changé en même temps qu'elle avait retrouvé son époux, avec toutes les conséquences que ces retrouvailles avaient, tout naturellement, eu sur elle. C'était le royaume qui avait accueilli l'homme qu'elle aimait pendant près de deux décennies. C'étaient des circonstances complexes, et même si Geoffroy prétendait le contraire, Jocaste savait bien que ses conditions de vie de l'autre côté avaient forcément modifié quelque chose chez eux. Elle avait envie d'en apprendre plus, de comprendre cet endroit, qu'elle haïssait malgré tout plus que tout. Mais en vérité, elle apprécierait davantage d'apprécier cet endroit à distance.

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