Il serait si simple de fermer les yeux... (pv Anna)

Demeurer entre les murs de ce château lui devenait de plus en plus insupportable. Il se sentait cerné de toutes parts, il se sentait étouffé, comme si l'air y était vicié. Ce n'était qu'une vue de son esprit, pourtant, et il le savait bien, mais il ne pouvait pas s'empêcher de se sentir comme malade chaque fois qu'il demeurait trop longtemps bloqué là.

Et c'était malheureusement le cas la plupart du temps. Bien sûr, son statut de prince l'invitait à quelques sorties officielles, à quelques voyages qui lui faisaient oublier un temps la situation telle qu'il la vivait au quotidien, prisonnier d'un luxe que beaucoup lui envieraient pourtant : celui d'être protégé, celui d'être préservé, celui de ne manquer de rien... mais pour combien de temps.

Les sorties, même officielles, se faisaient malheureusement rares, à présent, et le prince, s'il pouvait être parfois très naïf, n'ignorait pas pourquoi pour autant. Son père voulait le cloitrer ici, ce qui ne faisait que renforcer son sentiment de claustrophobie. Son père ne voulait pas qu'il tombe entre les griffes des rebelles, ou pire encore, qu'il revoie Eleonore ou l'homme étrange qu'était Nathaniel, sans savoir que, pour l'un comme pour l'autre, il était déjà bien trop tard. Il n'osait plus vraiment sortir de son propre chef non plus, se doutant qu'on le ferait suivre et craignant de mener les rebelles droit dans la gueule de loup.

Il voulait agir, il se sentait pieds et poings liés. Il était de moins en moins capable de supporter cette vie confortable dont il avait pourtant amplement profité du luxe. Il avait corroboré au système, il s'y était plié sans ciller. Il avait peut-être ouvert les yeux trop tard.

Il se sentait perdu. Perdu parce qu'il ne reconnaissait plus les gens qui l'entouraient. Son père pouvait être un bourreau sans foi ni loi, sa mère sa plus loyale complice, Anthony un espion et sans doute son seul allié dans ce monde qui n'était pas nouveau en vérité, mais qui se révélait seulement maintenant à lui dans toute son ampleur dramatique. Et puis il y avait Anna.

Anna, bourreau ou victime... Il n'en était plus sûr. Il la pensait comme lui. Elle était aussi malheureuse que lui, et pis encore, elle l'était par sa faute, et lui ne pouvait rien faire pour y remédier en quoi que ce soit. On ne force pas le coeur à aimer ou à se détourner de son objet. Il avait pensé qu'elle souffrait sans savoir. Maintenant, il avait compris qu'elle souffrait. Et peut-être qu'elle faisait souffrir. La dernière conversation que le prince avait eue avec Eleonore, la promesse qu'il lui avait faite, tournait en boucle dans son esprit. Il fallait qu'ils parlent. Mais en même temps, Gabriel appréhendait qu'ils le fassent. Parfois, c'était tentant de cultiver les apparences, même quand on savait que cela ne menait nulle part.

Pour autant, quand il passa le pas de leur chambre, ce soir-là, il était décidé à avoir cette conversation appréhendait. Elle était là, ils étaient seuls, le prince ne pensait pas que leur conversation soit épiée. C'était le moment.

"Je ne te dérange pas ? J'aimerais te parler un moment." dit-il doucement en refermant la porte derrière lui.

Plus le sable s'écoulait dans le sablier géant de la vie à Féerie et moins la princesse Anna semblait avoir d'emprise sur les événements auxquels elle se retrouvait pourtant étroitement mêlée. De ses plus simples désirs était née cette jeune femme cruelle qu'elle ne reconnaissait plus en se regardant dans l'un des nombreux miroirs trop brillants du château. Son égoïsme l'avait portée au delà de ce qu'elle aurait pu imaginer faire, et au final elle s'était bien trop enfoncée dans l'horreur pour espérer faire demi-tour. La culpabilité dans son cœur était aussi vive qu'inutile, puisque de toute façon elle n'aurait pas le courage de faire quelque chose de bien. Le sacrifice personnel ne faisait pas partie de ses capacités, même si elle le déplorait elle-même. Seule dans les appartements qu'elle partageait avec Gabriel, elle brossait sa longue chevelure dorée. Assise à la coiffeuse dont le luxe dénonçait presque ce qu'elle avait de risible, elle eu tout le loisir de voir son époux pousser la porte de la chambre dans le reflet de la glace.

A la simple vision de ses cheveux couleur des blés et de ses yeux bleu acier, son cœur sauta un battement et se serra dans sa poitrine. La seule chose dont elle était certaine, c'était de la réalité de ses sentiments pour cet homme. Cet homme qui ne l'aimerai jamais malgré tous ses efforts les plus fous. Anna préféra chasser rapidement ces pensées déprimantes dont elle n'avait vraiment pas besoin en ce moment. Sa sœur avait découvert la vérité à propos de Victoria et ne lui vouait plus que de la haine. Le roi lui avait donné des ordres précis qu'elle n'était pas certaine de pouvoir satisfaire. Elle n'avait pas d'amis. Même ses parents lui donnait l'impression de ne plus la soutenir. La pensée que Gabriel soit ici pour apporter une mauvaise nouvelle également lui traversa l'esprit, mais elle préférait rester positive pour l'instant. Enfin...c'était ce qu'elle espérait, jusqu'au moment où le prince ouvrit la bouche pour parler. Le sang dans les veines d'Anna se glaça et elle se retrouva dans l'incapacité de déglutir correctement.

« Bien sûr, tu sais que je suis toujours à ton écoute. » Répondit-elle en se retournant gracieusement sur son siège pour lui faire face.

Et elle le pensait. Sur ce point, Anna ne mentait jamais. Son amour pour Gabriel était sincère et entier. S'il ressentait le besoin de passer du temps avec elle, ne serait-ce que pour simplement discuter, c'était déjà ça de pris. Après tout, la princesse avait rarement l'occasion de profiter de la compagnie de son époux, et ce même alors qu'ils partageaient le même lit.

« Bien sûr, tu sais que je suis toujours à ton écoute. »

Elle semblait si sincère... Non, ce n'était pas juste qu'elle semblait sincère, ça allait même au-delà, elle était sincère. Gabriel n'avait pas forcément été toujours très doué pour discerner le vrai du faux, pour faire la distinction entre honnêteté totale et franche hypocrisie, mais malgré tout, et en dépit de tout ce qu'il avait découvert sur elle, il pensait connaître Anna.

Il savait qu'elle était bonne comédienne, il l'avait su avant même de tout comprendre. Elle avait endossé à merveille le rôle et le nom d'Eleonore, le statut de princesse. en fait, elle était une meilleure princesse, une meilleure Basiel, que lui-même ne serait jamais prince et Basiel, ça il l'avait bien compris.

Elle pouvait mentir à plein de sujet, oui, mais pas au sujet des sentiments qu'elle nourrissait pour lui. Il ne pensait pas qu'on puisse feindre de tels sentiments, sans quoi il aurait pu prétendre lui aussi, convaincre Anna du fait qu'il l'aimait réellement. Mais ça ne marchait pas. Oui, il était sûr qu'elle disait vrai. Et c'était encore pire, à ses yeux, en fait. Ses sentiments étaient peut-être la cause de tout, et donc, il était la cause de tout. Victoria était peut-être morte parce qu'il n'avait pas aimé Anna, et tout le reste s'était produit parce qu'Eleonore ne l'avait pas aimé. La vie ne manquait pas d'ironie, ça il le savait.

"Je voudrais..."

Il marqua une légère pause. Il ne savait absolument pas de quelle manière s'y prendre, il savait que quelle que soit la manière dont il aborderait le sujet, ce serait forcément trop abrupt, forcément trop direct... mais en même temps, il ne pouvait pas passer par quatre chemins. Il n'y avait pas tant de chemins pour mener à son but.

Alors tant pis, elle allait peut-être mal le prendre. Certainement, même, mais quel autre choix avait-il ? Celui de ne pas parler. Mais il y comptait. Et il avait fait une promesse, dans tous les cas, alors il ne pouvait pas faire marche arrière quoi qu'il arrive.

"Je voudrais te parler de Victoria."

Voilà qui était aussi direct et abrupt que tout ce qu'il avait bien pu imaginer. Elle se braquerait peut-être, lui en voudrait sans doute. Mais tant pis. Ce qui était dit était dit.

Pendant un instant, Gabriel donna l'impression de chercher ses mots, ce qui ne rassura pas du tout Anna, bien au contraire. Il était rare de voir le prince hésiter de la sorte avant de parler, du moins lorsqu'il était avec elle. Si leur relation était loin d'être au beau fixe, ils n'avaient jamais eu de problèmes pour parler. Même si elle ignorait ce qu'il peinait à exprimer, la princesse se doutait que ça n'avait rien de bon ou de réjouissant. Ainsi donc, lui aussi apportait une mauvaise nouvelle. Décidément, c'était la semaine du plomb dans l'estomac pour la jeune femme. Crispée, elle attendit qu'il veuille bien cracher le morceau. Le brusquer ne servirait de toute façon à rien. Lorsque enfin il laissa échapper le véritable sujet de la conversation, le cœur d'Anna se serra au point de lui donner envie de vomir. Ce qu'elle ne fit pas de justesse, même si son teint devait avoir verdit. Ou pâlit. Comme elle ne faisait plus face à la glace, il était difficile de savoir à quel point son visage venait de trahir sa douleur. Avant de dire quoi que ce soit, elle pris le temps de se racler la gorge et de reprendre une consistence plus...confortable. Plus fausse, très clairement.

« Je vois...que souhaites tu savoir ? » Dit-elle simplement.

Pourquoi tourner autour du pot ? Il savait ce qu'il avait à demander et elle savait ce qu'elle pouvait ou pas répondre à ses interrogations. Bien sûr, Anna n'était pas dupe. Ce genre de conversation ne tombait pas du ciel. Gabriel avait parlé à quelqu'un de renseigné. Quelqu'un qui avait besoin de tourner le couteau dans la plaie et de s'insinuer dans leur couple. Si l'on pouvait appeler ça un couple. Et comme elle n'était pas la dernière des imbéciles, Anna devinait sans peine que cela venait d'Eléonore. Ou de Nathaniel. Ou des deux, même. C'était fort possible vu que ces deux-là avaient visiblement décidé de s'acoquiner plus que de nécessaire. Nerveuse, Anna se leva pour plier et ranger dans l'armoire ses vêtements du jour. Les premiers temps, elle s'était sentie mal à l'aise en chemise de nuit devant Gabriel. Maintenant qu'elle savait qu'il n'avait aucune intention de la toucher ou même de la regarder, elle s'en fichait un peu. Vêtue ou pas, elle ne l'intéressait pas le moins du monde de toute façon.

Gabriel eut le sentiment, quelques secondes durant, en tout cas, que sa question avait eu le don des déstabiliser son interlocutrice. Et il était bien incapable de savoir s'il en était heureux ou non.

Si elle était restée impassible, soit il aurait été rassuré, ou se serait rassuré en songeant qu'elle n'avait peut-être rien à voir avec tout ça, soit il lui en aurait voulu de jouer avec la vérité.

Le second cas de figure se serait certainement produit, mais dans tous les cas, son teint avait légèrement pâli, elle ne resta pas indifférente, et comme elle était loin d'être idiote, elle avait sûrement compris tout ce que sa question impliquait, notamment le fait qu'il savait déjà tout, qu'il n'attendait que sa version des faits, et que si elle savait déjà tout, c'était parce qu'Eleonore lui avait parlé. En tout cas, elle ne se dérobait pas.

Déjà, pour Gabriel, c'était une bonne chose. Même si la conversation promettait d'être profondément déplaisante, il préférait qu'elle se montre honnête et ne tourne pas autour du pot.

« Je vois...que souhaites tu savoir ? »

Plein de choses, en vérité, comment les choses s'étaient passé, pourquoi elle avait fait ce qu'elle avait fait, qu'est-ce que son père lui avait dit ou promis, est-ce qu'il y était pour quelque chose, comment elle se sentait par rapport à tout cela, ce que représentait Victoria pour elle... Bref, les questions étaient légion.

Finalement, il décida de commencer par une question très simple, mais qui pourrait malgré tout englober toutes les autres. Et dont il était curieux de connaître la réponse.

Il l'observa ranger son linge, signe de nervosité, sans doute, car ils n'avaient guère besoin de le faire, on s'en chargeait à leur place. Mais certaines habitudes pouvaient avoir la vie dure.

"Je veux que tu me dises ce qui lui est arrivé", demanda-t-il très posément.

Eleonore lui avait expliqué les choses, mais sans avoir toutes les clés en main, et même si le jeune homme tendrait forcément à vouloir croire Eleonore, parce que ses sentiments brouillaient tout jugement plus objectif, il voulait quand même connaître la version des faits de Anna.

Est-ce qu'elle était vraiment le monstre qu'il finissait par l'imaginer être ? Il n'arrivait pas à y croire totalement. Il vivait avec elle au quotidien, et oui, il ne l'aimait pas, au sens où il n'était pas amoureux d'elle, mais il l'avait longtemps considérée comme une victime du système, autant que lui. Maintenant, il ne savait plus.

L'attente était tout bonnement insoutenable. Anna pouvait sentir le coup de vent précédent le couperet, prêt à s'abattre sur elle. Trop longtemps, elle avait tenté de cacher les choses à Gabriel. Pourquoi, vraiment ? Parce que le roi le lui avait ordonné ? Parce qu'elle nourrissait encore un infime espoir de lui plaire ? Peut-être parce qu'elle avait honte de ses propres agissements. Probablement un mélange ignoble de tout cela. S'il y avait bien un moment qu'elle avait redouté plus que tout, c'était celui-ci. Entre autres choses, Anna pouvait se vanter de connaître Gabriel et son caractère. Elle savait qu'elle n'allait pas s'en sortir par une pirouette cette fois, et qu'il ne serait pas possible de l'amadouer avec une petite voix innocente. Mais, elle pouvait toujours essayer d'amortir le choc en disant la vérité. Ou au moins une partie de la vérité. Le moins dangereux.

« Victoria...est décédée. Il y a un moment maintenant. Je le savais mais je n'ai rien dit. » Avoua-t-elle péniblement. Mais le pire était encore à venir. « Tu sais probablement déjà comment c'est arrivé et je ne chercherai pas à le nier, même s'il te manque une grande partie de l'histoire... »

Accablée par cette situation inconfortable, la princesse se laissa choir un peu lourdement sur le bord du lit. Tous ces secrets étaient devenus pesants avec le temps, mais les révéler s'avérait finalement plus difficile encore que de les porter sur ses épaules en silence. Parce qu'Anna savait qu'elle ne pourrai pas expliquer à Gabriel comment le roi l'avait convaincue de tuer Victoria. Personne jamais ne devait savoir. Pas même le prince, malgré tout l'amour qu'elle lui vouait. Peut-être même justement car elle l'aimait trop pour supporter de lire de l'horreur dans ses yeux. Enfin...plus d'horreur que ce qu'il allait très certainement ressentir dans quelques instants.

« Je ne peux malheureusement pas te dire quand chose. Et je dis bien PEUX et non pas VEUX. » Ajouta-t-elle en le regardant avec un air navré.

Edgar la tenait. Elle n'avait plus son mot à dire sur quoique ce soit, et même pas ses propres crimes. Muselée, surveillée, Anna avait vendu son âme au diable pour obtenir l'amour. Et cet amour, elle ne l'avait pas reçu comme convenu. Ne lui restait donc que les flammes et le sang. Le cauchemar à perte de vue.

« Victoria...est décédée. Il y a un moment maintenant. Je le savais mais je n'ai rien dit. Tu sais probablement déjà comment c'est arrivé et je ne chercherai pas à le nier, même s'il te manque une grande partie de l'histoire... »

Elle ne niait pas. Gabriel appréciait qu'elle ait le mérite d'être au moins honnête. Bien sûr, il aurait préféré qu'elle soit capable de lui prouver qu'elle n'était pas un assassin. Si les sentiments qu'il avait pour elle n'étaient pas amoureux, il appréciait Anna, ou en tout cas, il l'avait toujours considérée comme une victime des circonstances, comme lui, qu'il regrettait de ne pas vouloir aimer à sa juste valeur... Il n'aimait pas devoir fausser cette image et la remplacer par celle d'une criminelle.

Mais si elle s'était insurgée, lui avait assuré qu'elle n'avait rien fait de mal, qu'Eleonore était une menteuse pathologique, le prince n'aurait pas été capable de la croire et lui en aurait d'autant plus voulu... Aucune vérité n'était bonne à entendre, ça Gabriel le savait, et il le déplorait d'autant plus qu'il savait que c'était ce constat qui avait poussé son père à faire le moindre des choix qui le faisaient aujourd'hui souffrir.

Elle avouait, mais Gabriel ne réussissait pas à l'accabler, parce que Anna avait l'air de très bien savoir le faire par ses propres moyens. Il lui manquait une partie de l'histoire, c'est ce qu'elle affirmait. Eh bien, d'accord. Il était là, il était prêt à l'entendre, qu'elle le lui dise, qu'elle lui permette de comprendre, qu'elle lui prouve qu'elle n'était pas le monstre qu'il n'avait jusqu'alors jamais voulu voir en elle.

« Je ne peux malheureusement pas te dire quand chose. Et je dis bien PEUX et non pas VEUX. »

Elle lui coupait l'herbe sous les pieds, refusant de formuler toute réponse aux questions qu'il était sur le point de poser. Le prince ne pouvait pas se contenter d'une telle réponse, qui soulevait de toute façon bien plus de questionnements encore. Il avait besoin de savoir.

Elle voulait lui parler, il voulait l'entendre, alors pourquoi se taire ? Il n'y avait qu'eux, ici.

"Pourquoi ?" ne s'empêcha-t-il pas de demander, incapable de se contenter de ça. "C'est à cause de mon père, c'est ça ?"

Anna pouvait lire dans les yeux de Gabriel tellement de questions auxquelles elle ne pourrai jamais répondre. C'était bien navrant de ne pas être capable de faire comme il lui plaisait, mais la vie était ainsi. Avec un air encore plus navré, la princesse l'écouta la questionner, et même demander si son père la réduisait au silence. Que répondre à cela ? En effet, Edgar la faisait chanter, mais il n'était pas à l'origine de ce qu'elle avait à cacher. Le roi ne faisait que profiter de cette merveilleuse information contre elle. Qui était donc le vrai coupable ici ? Le premier à jeter la pierre ? Bonne question. Mais peu importe la réponse, les faits demeuraient les mêmes. Anna ne pouvait pas parler. Ne serait-ce que pour protéger Gabriel et Ely d'elle-même.

« Je ne te dirai rien Gabriel. Ca vaut mieux pour vous. Il y a des choses dans ce monde...qu'il vaut mieux ignorer. Il est trop tard pour moi, mais vous pouvez encore échapper à tout ça. » Répondit-elle le plus sincèrement possible.

La gorge nouée, Anna se demandait intérieurement si elle ne devrait pas faire une geste, pour montrer sa bonne volonté. Son envie de bien faire pour une fois. Mais elle avait peur. Edgar lui avait donné un ordre direct et n'avait même pas pris la peine de dissimuler ses menaces en cas d'échec. Égoïste, terrifiée, la princesse se retrouvait face au même dilemme qui l'avait suivie toute sa vie : sauver sa peau ou faire quelque chose de bien. Attirer Éléonore au chateau, voilà la tache qui lui avait été confiée, mais entre temps elle avait vue sa sœur et celle-ci lui avait promis de la tuer à leur prochaine entrevue. Elle doutait donc sincèrement de pouvoir attirer sa jumelle où que ce soit. Déglutissant avec difficulté, Anna pris une décision risquée. Sa peau devenant encore plus pâle que d'habitude, elle chuchota.

« Tout ce que je peux te dire c'est qu'Ely ne doit pas revenir ici, peu importe la raison. Peu importe si je la supplie. Elle doit rester cachée. »

Pour la première fois, Anna prenait un risque. Même si elle ne pouvait pas accomplir sa mission, elle savait qu'Edgar avait d'autre moyens en poche pour donner l'impression à Éléonore que venir au chateau est essentiel. Lui faire croire que Gabriel est en danger peut-être ? Les illusions peuvent faire faire aux gens les plus grands faux-pas.

« Je ne te dirai rien Gabriel. Ca vaut mieux pour vous. Il y a des choses dans ce monde...qu'il vaut mieux ignorer. Il est trop tard pour moi, mais vous pouvez encore échapper à tout ça. »

Gabriel devrait être touché par l'insistance de la princesse à le protéger mais il ne l'était pas. Plus elle lui refusait des explications, prétendait ne rien pouvoir lui dire, plus il se sentait agacé. Anna n'y était pour rien, c'est juste que le jeune homme était las des secrets et des mensonges.

Toute sa vie n'avait été composée que de cela, et maintenant qu'il ouvrait les yeux, il avait un seuil de tolérance limité à l'adresse de celles et ceux qui se dérobaient à ses questions, même si c'était dans l'intention de la protéger.

Quand elle disait qu'il y avait des choses dans ce monde qu'il valait mieux ignorer, il avait l'impression d'entendre son père et sa politique de dissimulation, une politique qu'il n'arrivait plus ni à accepter, ni à cautionner.

« Tout ce que je peux te dire c'est qu'Ely ne doit pas revenir ici, peu importe la raison. Peu importe si je la supplie. Elle doit rester cachée. »

Voilà qui confortait Gabriel dans l'idée qu'Anna n'était pas une mauvaise personne, qu'elle aussi, malgré ce qu'elle avait fait, était victime de la situation. Elle voulait protéger Eleonore, le prince sentait qu'elle était sincère. Mais il ne s'en sentait pas moins frustré parce qu'il n'y comprenait toujours absolument rien.

"Elle ne reviendrait pour rien au monde ici, et crois-moi, je sais que c'est le dernier endroit où elle doit se trouver."

Même si Gabriel rêverait de l'avoir à ses côtés, ou même juste de savoir où elle se trouvait à tout instant, il savait pertinemment que cet endroit était le pire où elle pourrait bien se rendre, et il pensait Eleonore suffisamment intelligente pour ne pas se jeter dans la gueule du loup peu importe les circonstances.

"Anna, tu ne me protèges pas en me cachant la vérité, au contraire." Il marqua une légère pause avant de reprendre. "J'en sais plus que tu ne le penses."

Il en disait peut-être trop, rien ne lui garantissait qu'Anna n'était pas de mèche avec son père. Mais il avait envie de lui faire confiance.

Voir Gabriel souffrir autant face à son silence lui était à peine supportable. Malgré ce que tous pourraient dire, elle l'aimait sincèrement de toute son âme. Mais elle ne pouvait pas parler. Elle ne pouvait pas lui dire ça. C'était physiquement impossible pour elle de briser ce secret. Voilà bien longtemps qu'elle avait choisi la route de la solitude et de l'égoïsme. Il était à présent trop tard pour regretter ou faire demi-tour. Cette affirmation était plus difficile à admettre que ce qu'elle aurait cru. En voyant son prince si déterminé et si confiant, elle ne rêvait que d'une chose : se blottir dans ses bras et tout lui dire, se reposer enfin sur ses épaules. Mais ce n'était pas une chose qu'elle pouvait faire. Il n'était pas à elle. Tout dans le monde s'acharnait à les séparer, à les opposer.

« Je suis désolée Gabriel... Je ne peux pas. Crois moi, je le voudrais, mais ce n'est pas possible. Il vaudrait mieux... » Elle déglutit, trouvant ces derniers mots plus difficiles à prononcer que jamais. « ...que tu restes aussi loin de moi que possible. »

De toute façon, n'était-ce pas déjà ce qu'il faisait depuis leur rencontre ? Rester loin, soupirer d'amour pour une autre, lui accorder de brefs regards dénués d'amour. Peut-être qu'Anna aurait préféré qu'il la déteste, qu'il la rejette, qu'il soit méchant avec elle. Les choses seraient plus simples s'il n'insistait pas à entretenir cette étrange relation amicale et platonique avec elle.

« Je suis une mauvaise personne. » Déclara-t-elle comme quelque chose d'immuable.

Pourtant, elle avait beau dire qu'elle était fondamentalement mauvaise, elle ne parvenait toujours pas à lever les yeux vers lui. De honte ou de crainte de fondre à nouveau pour lui sans un seul sentiment en retour, voire même peut-être les deux, qui sait ? La vérité est qu'elle ne se pardonnerait jamais de lui faire du mal par accident. Même s'il devait la détester pour cela, elle avait bien l'intention de le protéger autant que possible, et ce même si le danger venait d'elle.

Lentement, elle se leva et s'éloigna de quelques pas en lui tournant le dos. Les bras croisés, le dos légèrement voûté, elle fixait le sol avec insistance. Tout dans sa posture trahissait sa tension et son dégoût pour elle-même.

« S'il te plait, n'insiste pas. Il n'y a rien que tu puisses faire. C'est trop tard pour moi et je refuse de t’entraîner là dedans. Déteste moi, repousse moi, mais ne me demande pas de cesser de protéger ce que j'aime. C'est la seule chose bien que je puisse faire dans ma vie. »

« Je suis désolée Gabriel... Je ne peux pas. Crois moi, je le voudrais, mais ce n'est pas possible. Il vaudrait mieux... ...que tu restes aussi loin de moi que possible. »

Gabriel avait le sentiment qu'elle l'entendait, mais qu'elle ne l'écoutait pas. Il était prêt à l'entendre, il était prêt à entendre même le pire... ce qui ne serait pas difficile étant donné toutes les informations qu'il avait déjà accumulées. Rien n'était devenu pire à ses yeux que le silence, et pourtant, Anna l'en abreuvait au même titre que les autres, et si elle pourrait prétexter vouloir la protéger en agissant de la sorte, il n'était vraiment plus sûr de rien à l'heure actuelle.

Au lieu de lui donner la réponse claire dont il avait vraiment besoin, donc, elle préféra lui suggérer de rester loin d'elle. Non, il n'en avait pas l'intention. Et de toute manière, même s'il devait en avoir l'intention, comment est-ce qu'il le pourrait ? Elle était sa femme... Pas celle qu'il aurait voulu épouser, certes, mais sa femme quand même. Là, ce n'étaient pas leurs sentiments respectifs qui étaient en question, il y avait des enjeux de bien plus grande envergure derrière tout cela.

Leurs vies respectives ne pesaient qu'un minimum dans la balance. Ils étaient  des pions sur un échiquier géant, mais ils pouvaient décider de jouer un rôle déterminant ou s'appesantir sur leur sort. Et Gabriel avait le sentiment que la jeune femme ne faisait que s'appesantir.

« Je suis une mauvaise personne. S'il te plait, n'insiste pas. Il n'y a rien que tu puisses faire. C'est trop tard pour moi et je refuse de t’entraîner là dedans. Déteste moi, repousse moi, mais ne me demande pas de cesser de protéger ce que j'aime. C'est la seule chose bien que je puisse faire dans ma vie. »

Il trouvait ses propos contradictoires. Elle ne pouvait pas estimer qu'elle était une personne à fuir, qu'elle était fondamentalement mauvaise... alors qu'à côté de ça, elle s'échinait à le protéger. Quelle personne fondamentalement mauvaise ferait ça ?

"Si tu étais vraiment aussi mauvaise que tu le dis, tu ne dirais pas ce genre de choses." Il poussa un léger soupir. Il s'en fichait, qu'elle ne veuille pas qu'il insiste, il en avait plus qu'assez de foncer tête baissée dans des portes fermées, constamment. "On a le choix, soit on s'appesantit sur notre sort et on se contente de se plaindre." Comme il trouvait qu'elle le faisait. "Soit on décide de changer les choses. Se lamenter ne nous mènera nulle part, alors arrête de te plaindre, s'il te plaît, dis-moi juste ce qui se passe."

C'était l'hôpital qui se moquait de la charité, lui non plus n'était pas le dernier à se lamenter... mais il voulait vraiment changer les choses, lever le voile des incertitudes.

Anna commençait à en avoir assez de cette situation. Elle en avait assez qu'on essaye constamment de la changer en sa sœur. Même si les apparences pouvaient être trompeuses, elle n'était pas comme Ely et ne le serait jamais. Elle ne voulait pas que Gabriel s'imagine pouvoir la ramener du " bon côté ". Les deux sœurs étaient très différentes, depuis toujours, et tenter de les rapprocher ne faisait que l'extrême opposé, comme en rapprochant deux aimants. Ely et Anna se repoussaient naturellement, même si à une époque c'était certes moins évident à voir. Certes la princesse regrettait certains de ses gestes et pensait qu'elle aurait pu faire autrement, mais dans le fond elle avait fait toutes ces choses pour une raison simple : elle était ainsi. Désirer être quelqu'un d'autre ne changerait rien.

« Arrête Gabriel. Je n'ai pas besoin d'un sermon sur le dépassement de soi et sur la grandeur d'âme que je devrais avoir. Je ne suis pas comme elle. Je ne serai jamais comme elle. » Je souffle.

Il le sait. Ou au moins il devrait l'avoir compris depuis le temps. Je suis une personne égoïste et qui manque de courage. Je veux sauver ma peau. Me rebeller contre Edgar et fomenter une petite rebellion, ce n'est pas mon genre mais le sien. Eleonore. Où que j'aille, quoique je fasse, elle sera toujours meilleure. Comme une gigantesque ombre au dessus de moi. C'est elle la courageuse, la jolie, celle que tout le monde admire. Je ne suis qu'une pâle copie, comme tout le monde s'accorde à le faire remarquer. Je fais une bonne princesse de remplacement. Un bon outil.

« Je ne suis pas comme elle, je ne suis pas comme toi, je ne suis pas comme vous. Edgar me connait probablement mieux que vous tous réunis. Il sait de quoi je suis capable. Il connaît mes secrets les plus sombres et il n'hésiterait probablement pas à s'en servir. » Je continue sur le même ton.

Lentement, je me retourne et observe Gabriel dans les yeux. Je trouve ça bien qu'il ai trouvé l'énergie de réagir, de faire ce qu'il pense être le mieux pour lui. Je lui souhaite de trouver ce qu'il cherche. J'aimerais qu'il soit heureux. Mais je ne peux pas l'y aider. Je ne suis pas celle qu'il lui faut. Je ne l'ai jamais été.

« Il est beaucoup trop tard pour me changer. J'ai choisi mon camp il y a bien longtemps. Ce que j'ai fait, je ne peux pas l'oublier. »

Je porte le sang de Victoria sur mes mains. Je suis allé bien trop loin sur ce chemin. Il n'y a pas de demi-tour possible.

« Arrête Gabriel. Je n'ai pas besoin d'un sermon sur le dépassement de soi et sur la grandeur d'âme que je devrais avoir. Je ne suis pas comme elle. Je ne serai jamais comme elle. »

Anna avait beau dire, Gabriel considérait que c'était justement ce dont elle avait besoin, à la différence près qu'il ne lui demandait pas d'acquérir une grandeur d'âme qu'elle ne posséderait pas déjà. Il voulait simplement qu'elle trouve en elle une grandeur d'âme qu'elle possédait déjà, et qu'elle prétendait ne pas possédait en se dissimulant derrière une prétendue fatalité en laquelle le prince ne voulait plus croire.

Non, Anna n'était pas comme Eleonore, et Gabriel n'avait pas le sentiment d'avoir dit le contraire à un moment ou à un autre, tout comme il ne considérait pas que son discours soit destiné à exhorter Anna de devenir Eleonore.

Gabriel aimait Eleonore, mais en toute honnêteté, s'il devait ériger quelqu'un en exemple de grandeur d'âme, non, ce ne serait pas du tout elle qu'il choisirait. Pas la femme qui avait fui sans demander son reste et sans même lui parler la veille de leur mariage. Pour lui, ce n'était pas de la grandeur d'âme, c'était de la lâcheté. Mais soit, Anna avait envie de croire que tout le monde prenait Eleonore pour une sainte, grand bien lui fasse. Dans les faits, Eleonore était une fugitive, une criminelle, et elle n'aurait jamais été capable d'être une princesse comme Anna, elle, en avait largement les aptitudes.

« Je ne suis pas comme elle, je ne suis pas comme toi, je ne suis pas comme vous. Edgar me connait probablement mieux que vous tous réunis. Il sait de quoi je suis capable. Il connaît mes secrets les plus sombres et il n'hésiterait probablement pas à s'en servir. »

Et ils en revenaient de nouveau à la même chose. Elle parlait de ses sombres secrets, du mal qu'elle avait fait, mais dans le même temps, elle refusait d'en dire davantage, de lui parler.

Comment voulait-elle qu'il la comprenne si elle gardait tout pour elle, comme ça. Comment pourrait-il lui venir en aide si elle refusait de se confier à elle ? Elle n'en avait pas la moindre idée.

« Il est beaucoup trop tard pour me changer. J'ai choisi mon camp il y a bien longtemps. Ce que j'ai fait, je ne peux pas l'oublier. »

"Je n'ai pas parlé de te changer", répliqua simplement Gabriel. "Je pense juste que tu te fais passer pour quelqu'un que tu n'es pas, et qu'au fond, ça t'arrange. De dire que tu n'as pas le choix, que ta soeur vaut mieux que toi, de prétendre qu'on a décidé pour toi." Il marqua une pause. "Parle-moi de ce que tu as fait."

Peut-être que Gabriel ne voulait effectivement pas changer Anna en quelqu'un d'autre, mais cela ne changeait pas grand chose à ce qu'elle ressentait. Elle était consciente que sa vie entière était partie de travers et que personne ne l'aimait pour qui elle était vraiment...pour la simple raison que personne ne savait qui elle était vraiment. Difficile d'aimer ce que l'on ignorait. Pourtant, quelque part, Anna n'arrivait pas à abandonner. Elle n'était pas complètement désespérée, même si l'espoir commençait à se faire rare dans ses pensées et ses songes. Le prince n'avait d'ailleurs pas complètement tort. Peut-être aimait-elle l'idée de ne pas avoir eu le choix, pour se rassurer, ne pas avoir la sensation d'être un vrai monstre. Pourtant, elle avait bel et bien tué Victoria pour des raisons égoïstes. Personne ne l'avait forcée à faire un tel acte. Elle l'avait fait pour pouvoir épouser Gabriel. Pourrait-il supporter cette idée ? Sûrement pas. Et pourtant il insistait à présent pour qu'elle lui dise tout. Peine perdue. Jamais elle n'avouerait sa profonde nature et ses motivations funestes.

« On m'a promis quelque chose en échange de Victoria et j'ai accepté. C'est tout. »

Anna n'avait pas l'intention de dire plus que cela. C'était déjà bien assez et même bien trop. Si jamais Edgar apprenait qu'elle avait avoué une telle chose à son fils, elle ne donnerait pas cher de sa peau. Même s'il avait besoin d'une princesse et qu'elle restait la seule sous sa main, la jeune femme n'ignorait pas que les personnes devenues gênantes pour le roi avaient tendance à...disparaître. De manière plutôt définitive.

« Disons que les choses ne se sont pas vraiment déroulées comme prévu. Je n'ai pas obtenu ce que j'espérais. »

Autrement dit, son amour. Mais ça, elle ne souhaitait pas le lui dire. Parce que malgré tout elle restait amoureuse de lui et ne voulait pas détruire le peu d'affection entre eux. Gabriel n'avait pas besoin de savoir que son père avait tenté de le marier à une inconnue dans le seul bur de se débarrasser d'une enfant un peu trop encombrante. Anna n'en doutait pas, ce genre d'information était de celles qui pouvaient rendre un homme fou et rancunier. Deux adjectifs qu'elle ne voulait surtout pas jumeler au prénom de son prince.

« On m'a promis quelque chose en échange de Victoria et j'ai accepté. C'est tout. »

C'est tout. Non, ce n'était pas tout. Ce n'était pas un événement anodin que l'on pouvait conclure par cette simple formule. Mais il n'était pas nécessaire pour le prince de le signaler, si quelqu'un avait bien conscience de ça, c'était évidemment Anna... Il n'était même pas sûr qu'elle cherchait à minimiser la situation, il supposait plutôt qu'elle tentait de se donner des airs indifférents parce que, une fois de plus, c'était plus acceptable de se donner ce rôle, de considérer qu'elle état cruelle, qu'elle était un monstre... 

Enfin, peut-être, il avait du mal à se mettre à sa place, en même temps. Il avait du mal à comprendre ce qu'elle avait travers, et ce qu'elle traversait encore. Et c'était pour cette raison qu'il voulait d'autant plus connaître la version des faits de la jeune femme. Il ne pouvait pas croire qu'elle était... foncièrement cruelle, qu'elle n'avait pas d'états d'âme. Et lui, il avait besoin de la comprendre.

« Disons que les choses ne se sont pas vraiment déroulées comme prévu. Je n'ai pas obtenu ce que j'espérais. »

Gabriel baissa les yeux. Elle parlait par énigmes, mais elle ne tarderait pas à lui faire comprendre qu'elle n'avait pas besoin de rester laconique. Il savait ce qu'il y avait à la surface, il voulait comprendre ce que l'on trouvait quand on choisissait de gratter cette dernière pour creuser plus loin, et en découvrir davantage.

Il savait ce qu'elle n'avait pas obtenu. Même si Eleonore ne lui avait pas parlé de tout cela - si tant est qu'elle lui avait dit la vérité, mais il avait de bonnes raisons de le penser -, il l'aurait sans doute deviné. Parce qu'il avait joué sa part dans cette histoire. Indirectement, certes, mais docilement, comme il l'avait toujours été : diablement docile face aux directives de son père.

"Tu veux dire moi ?" suggéra-t-il d'emblée et sans détours, parce qu'il fallait ça. Il savait qu'il voyait juste. Elle avait tué Victoria parce qu'on lui avait promis sa main en retour. Mais si elle avait fini par avoir sa main, elle n'avait pas obtenu son coeur. "Je n'ai pas rencontré Eleonore par hasard", dit-il très sérieusement, afin de lui révéler pour sa part une partie de l'histoire. "Je l'ai abordée parce que je pensais qu'il s'agissait de toi."

Et que c'était ce que son père avait attendu de lui.

Peu de choses dans la vie pouvaient encore surprendre Anna. Elle avait vu des choses dont beaucoup de gens ignoraient l'existence. Elle avait commis des actes ou participer à en mettre sous silence. Et pourtant, rien n'aurait pu la préparer aux paroles de Gabriel. Lui. Oui. C'était pour lui qu'elle avait fait cela. C'était pour lui qu'elle s'était égarée sur le chemin de l'égoïsme et du crime. C'était pour lui qu'elle avait tout tenté, tout sacrifié, jusqu'à sa propre identité. Pour l'amour du prince, de celui qu'elle aimait, elle avait accepté de porter un autre nom, de cacher les pires horreurs, d'accepter la solitude qui l'étouffait un peu plus à chaque fois que Gabriel préférait sa sœur à elle. Comment diable le savait-il ? La réponse à cette question suivit, comme un coup de poignard. C'était Ana qu'il cherchait ce jour-là ? Ce fameux jour où sa vie avait basculée... La princesse déglutit et se leva pour faire quelques pas dans la chambre, impossible de tenir en place. Elle ressentait ce besoin de bouger pour canaliser ses émotions et ses pensées que Gabriel venait de ravager comme un ouragan. Ses mains se mirent à trembler alors elle croisa les bras pour les cacher et s'approcha de la fenêtre pour observer le paysage, mais aussi pour tourner le dos à cet homme qu'elle aimait tant mais qui lui causait tant de peine.

« Oui. Pour toi. C'était le contrat. L'homme que j'aimais, contre ma petite sœur. J'ai cru que je faisais le bon choix. J'ai respecté ma part du marché... Mais au moment de vérité, tu l'as choisie, elle qui n'en avais rien à faire de toi. Elle qui n'avait rien sacrifié. Elle qui n'avait aucun respect pour tes sentiments et qui avait l'intention de te fuir sans un mot. » Ses ongles se plantèrent dans le tissu de ses manches.

Petit à petit, mois après mois, la peine d'Anna se transformait en frustration et en colère. On lui avait pris ce qui lui revenait de droit. Ce qu'elle avait mérité et payé très cher. Ce qui aurait du lui appartenir corps et âme pour toute la vie. On lui avait volé sa fin heureuse. Était-elle donc la méchante de l'histoire ? Celle qui finissait isolée de tous et noyée dans la rancœur à la fin du conte ? Non. Il n'en était pas question. Elle n'avait pas encore joué toutes ses cartes et il lui restait des options. Elle refusait de s'avouer vaincue. Pas après tous ces efforts.

« Oui. Pour toi. C'était le contrat. L'homme que j'aimais, contre ma petite sœur. J'ai cru que je faisais le bon choix. »

Pour lui, ça n'avait rien d'un choix, ça ressemblait plutôt à une sorte de pacte conclu à son insu. Certes, il avait joué son rôle. Il avait accepté de rencontrer Anna, il aurait accepté de l'épouser même s'il ne l'avait pas aimé, puisque son père attendait cela de sa part, il n'était pas totalement innocent. Mais il regrettait de ne pas avoir connu tous les tenants et aboutissants de la faire.

 S'il avait eu la moindre idée de ce qui attendait l'enfant qui avait été la soeur d'Anna et Eleonore, jamais il n'aurait accepté d'être mêlé à tout cela. Au bout du compte, tous les protagonistes de cette histoire étaient malheureux. Lui, dont tous les repères s'effondraient, Anna, damnée par ses propres soins, Eleonore, fugitive...

Il ne dit rien quand elle le présenta comme l'homme qu'elle aimait. Il pourrait lui faire remarquer qu'au moment où ce contrat avait été passé, ils ne s'étaient même pas rencontrés, mais ce serait ingrat de sa part alors qu'il ne lui avait suffi que d'un regard pour tomber irrémédiablement sous le charme d'Eleonore... effet qui ne se reproduisait pas avec Anna, qui lui ressemblait pourtant traits pour traits... était sans doute même plus belle, plus charmante, plus élégante.

« J'ai respecté ma part du marché... Mais au moment de vérité, tu l'as choisie, elle qui n'en avais rien à faire de toi. Elle qui n'avait rien sacrifié. Elle qui n'avait aucun respect pour tes sentiments et qui avait l'intention de te fuir sans un mot. »

Gabriel avait le coeur et la gorge serrés. En entendant parler Anna de la sorte, il avait le sentiment d'être responsable de ce qui s'était passé, comme si le crime commis par Anna n'avait valeur de crime que sous le prétexte qu'elle n'avait pas eu la récompense escomptée au nom de ce dernier. Oui, c'est vrai, Eleonore ne méritait pas davantage les sentiments qu'il avait pour elle.... Mais il n'avait pas eu son mot à dire. Il n'avait pas décidé, il n'avait pas choisi. Comme elle, qui par conséquent, devrait bien le comprendre.

"Je n'ai jamais demandé à ce que l'on tue ou sacrifie quoi que ce soit pour moi. Et c'est la dernière chose que je puisse vouloir", ne put-il s'empêcher de se défendre. Il marqua une pause. Il était totalement dépassé par cette situation. "Ce que je ne comprends pas... c'est pourquoi mon père voulait tant la mort de cet enfant... et s'il le voulait tant, pourquoi il ne l'a pas fait lui-même ?"

Les paroles de Gabriel qui suivirent lui firent l'effet d'une douche froide. Il avait raison. Il n'avait pas choisi tout ça. Au final, malgré ses problèmes et désillusions, Anna avait choisi beaucoup plus de choses que lui. Pourquoi est-ce que ce fait ne lui avait jamais sauté aux yeux ? Depuis le début, elle avait trouvé injuste qu'il ne l'aime pas après tout ce qu'elle avait fait pour lui, mais elle ne s'était jamais demandé ce que lui penserait de tout ceci, principalement parce qu'il n'était pas au courant. À présent qu'il l'était dans les grandes lignes, ça changeait tout. Cette réalisation eu le don de la calmer et ses ongles relâchèrent le tissu de ses propres manches. Consciente qu'elle n'aurait pas du fuir la conversation en allant à la fenêtre, elle revint vers son époux et s'installa à côté de lui.

« Je sais. Excuse moi, je n'aurais pas du te blâmer pour ça. Tu n'as rien choisi de tout ça, et tu ne peux pas contrôler ce que tu ressens pour elle. Tout comme je ne peux pas contrôler ce que je ressens pour toi. » Admit-elle.

Une sorte de paix s'était installée en elle, comme si quelque part cette conversation était en train de la libérer d'un poids. Depuis leur rencontre, Gabriel et Anna avaient eu de nombreuses occasions de discuter, mais ils ne parlaient jamais de choses réellement importantes, ou alors en dissimulant la vérité. C'était donc la première fois qu'ils parlaient à cœur ouvert. Même si le sujet de la conversation n'avait rien de joyeux, la princesse se sentait un peu heureuse que son mari lui partage ses pensées. Sa question suivante cependant la mit dans une position un peu inconfortable.

« Je n'en sais rien. Tu te doute bien qu'il ne m'a rien dit sur le sujet. J'ai reçu des ordres, voilà tout. J'aimerais pouvoir te dire que j'ai hésité... Que j'ai insisté pour comprendre avant d'agir... Mais je n'ai plus envie de te mentir. Même si ça signifie que tu dois me trouver monstrueuse. »

Dire la vérité avait un effet relaxant. Elle réalisait seulement maintenant à quel point tous ces mensonges avaient pesé sur ses épaules, tout ce temps. Admettre qu'elle avait mal agi, qu'elle était mauvaise, lui faisait du bien. L'accepter lui permit de cesser de se sentir injustement punie. Depuis le début, Anna avait volontairement creusé sa propre tombe. Elle payait simplement le prix de son égoïsme, de son ambition, de son manque d'empathie. Ses crimes ne pouvaient pas être oubliés ni effacés, et elle ne pouvait pas non plus faire semblant d'être une victime dans tout ça. Edgar avait effectivement su tirer les ficelles en elle pour la pousser à agir, mais ces ficelles...existaient déjà en elle avant cela. Était-elle née ainsi ? Incapable d'avoir de la compassion pour sa petite sœur qui pleurait ? Pour sa jumelle qui croupissait derrière des barreaux puis dans la nature ? Quelque chose en elle n'était pas humain. Pas normal. Elle l'avait plus ou moins toujours su. Elle n'était pas comme les autres.

« Je suis différente de toi. D'elle. De mes parents. Différente de tous ceux que je connais. Et je ne sais pas pourquoi. » Dit-elle à haute voix, mais davantage pour elle-même que pour Gabriel.

En voyant Anna quitter le rebord de la fenêtre pour se rapprocher à nouveau et s'installer à côté de lui, Gabriel ressentit un léger soulagement, même s'il ne serait peut-être que de courte durée. Cette conversation était éprouvante pour eux deux, mais il estimait important que ni lui, ni elle, ne cherchent à la fuir.

Il fallait qu'ils regardent la situation en face, qu'ils l'observent avec toute la lucidité que savaient permettre les circonstances (peut-être pas assez de lucidité, donc), il n'y avait que de cette manière, en parlant franchement de toute cette situation, chose qu'ils auraient dû faire depuis bien longtemps, qu'ils réussiraient... non pas à dépasser cette situation, mais au moins à l'encourager dans le meilleur sens possible au regard des circonstances, ce qui n'était pas forcément grand-chose mais restait tout de même mieux que rien.

« Je sais. Excuse moi, je n'aurais pas du te blâmer pour ça. Tu n'as rien choisi de tout ça, et tu ne peux pas contrôler ce que tu ressens pour elle. Tout comme je ne peux pas contrôler ce que je ressens pour toi. »

Il appréciait ses excuses, très sincèrement, même si les paroles qu'elle prononçait lui serrait le coeur. Sur ce point, ils se comprenaient si bien que l'injustice de la situation ne pouvait être que plus flagrante encore. En vérité, Gabriel aurait aimé tomber amoureux d'Anna plutôt que d'Eleonore. La situation aurait été bien plus simple de cette manière. Mais ces sentiments, forts et à l'évidence impossibles à occulter, les avait pris de court et ne leur avaient pas réellement laissé le choix, au bout du compte.

C'est silencieusement, avec un fin sourire, qu'il accepta ses excuses, bien conscient, ou à peu près certain de sa sincérité en cet instant. Alors, elle reprit la parole, daignant répondre à ses questions dans la mesure de ce qu'elle savait elle-même. Pas grand-chose, au fond.

« Je n'en sais rien. Tu te doute bien qu'il ne m'a rien dit sur le sujet. J'ai reçu des ordres, voilà tout. J'aimerais pouvoir te dire que j'ai hésité... Que j'ai insisté pour comprendre avant d'agir... Mais je n'ai plus envie de te mentir. Même si ça signifie que tu dois me trouver monstrueuse. »

La réponse d'Anna était insatisfaisante, mais elle n'y était pour rien. Il aurait voulu qu'elle ait toutes les réponses à ses questions, mais au fond, il se doutait qu'elle n'en savait pas beaucoup plus que lui. Dans le fond, ils n'étaient pas si différents, tous les deux. Deux pantins à la merci des circonstances. Anna avait joué une part légèrement plus active que lui, certes, mais à peine, en fin de compte.

"Je ne sais pas si je te trouve monstrueuse", répondit honnêtement Gabriel. Oui, ce qu'elle avait fait était atroce, difficilement justifiable, mais tout le monde était capable du pire, balloté par les circonstances. Lui-même n'était pas convaincu de sa propre absence de monstruosité, d'ailleurs. "Tu ne m'as jamais semblé plus humaine que maintenant, en vérité", ajouta-t-il avec douceur. "J'aime mieux que tu ne me mentes plus. Je ne supporte plus ça, le mensonge. Je crois qu'on se doit de l'honnêteté, tous les deux, c'est peut-être comme ça qu'on se sortira de... tout ça."

« Je suis différente de toi. D'elle. De mes parents. Différente de tous ceux que je connais. Et je ne sais pas pourquoi. »

"Ce n'est pas une tare d'être différent...", ajouta-t-il, toujours avec la même prudence dont il faisait preuve jusque-là. "Je sais ce que ça fait, de ne pas avoir le sentiment d'être à sa place, même si j'imagine que je n'ai rien d'unique..." Il tourna son regard vers elle. "Qu'est-ce qui te fait penser ça ? Que tu es si différente ?"

Ne plus mentir à Gabriel. Voilà ce qu'on lui demandait et elle ignorait si elle était capable de tenir cette promesse si elle acceptait. Après tout, il restait des choses qu'Anna voulait plus que tout, et elle était persuadée qu'elle ne pourrait pas les obtenir sans utiliser des artifices et des illusions. Cependant, chose nouvelle pour elle, la princesse accepta l'idée d'en parler avec son mari avant de s'avouer vaincu et de passer à la manipulation. Après tout, s'il disait non, elle pourrait toujours recourir à ses méthodes moins recommandables, mais elle devait lui laisser la possibilité de s'exprimer au lieu de prendre des décisions à sa place. Qui sait, elle pourrait être surprise. Mais pour le moment, elle ne pouvait pas aborder le sujet, car Gabriel n'avait visiblement pas terminé de s'exprimer. Elle le laissa faire, consciente à présent que le prince était resté trop longtemps silencieux. Ce qu'il dit sur elle lui fit d'ailleurs chaud au cœur car il semblait sincère en affirmant qu'elle n'était pas si monstrueuse et qu'il ne trouvait pas que la différence soit une tare. Après de telles paroles et une telle franchise, Anna ne se sentit pas le cœur à refuser de lui répondre.

« Eh bien... J'ai toujours été ainsi. Je manque de compassion et d'empathie. Je sais que je devrais ressentir du chagrin et du regret concernant mes sœurs et leur sort... Mais je n'y parviens pas vraiment. Je n'ai pas vraiment de morale pour m'aider à faire les bons choix, pour me dire ce que je ne devrais pas faire. Les gens normaux... ont une conscience. Non ? »

Non pas qu'elle soit dénuée d'émotions, au contraire. La princesse pouvait ressentir tout un éventail de sentiments et d'émotions intenses. Mais elle ne semblait pas savoir distinguer le bien du mal tant que son intérêt personnel était concerné. Était-ce simplement de l'égoïsme ? Ou plus que cela ? Impossible à savoir. En tout cas, elle se savait différente de son entourage là où elle aurait peut-être préféré pouvoir penser comme eux.

« J'aurais parfois aimé être plus comme Ely. Plus généreuse, plus à l'écoute de ce que ressentent les autres. Capable de distinguer le bien du mal. »

Sans vraiment y songer, la main d'Anna se posa sur celle de Gabriel et la caressa du bout des doigts. Son soutien et son écoute lui faisait du bien. Elle avait le sentiment que pour la première fois depuis leur rencontre, ils se comprenaient. Elle n'avait plus autant peur de dire ce qu'elle avait sur le cœur.

« Gabriel... j'ai quelque chose sur le cœur depuis un moment maintenant et je n'osais pas aborder le sujet avec toi, de peur que tu me rejette. Mais je comprends maintenant que j'aurais du t'en parler, te faire confiance. Tu veux bien m'écouter encore un peu ? »

« Eh bien... J'ai toujours été ainsi. Je manque de compassion et d'empathie. Je sais que je devrais ressentir du chagrin et du regret concernant mes sœurs et leur sort... Mais je n'y parviens pas vraiment. Je n'ai pas vraiment de morale pour m'aider à faire les bons choix, pour me dire ce que je ne devrais pas faire. Les gens normaux... ont une conscience. Non ? »

Gabriel était peut-être bien trop naïf (et oui, c'est un fait qu'il l'était), mais il était incapable de reconnaître Anna dans le tableau qu'elle brossait d'elle-même. Certes, les circonstances et les récentes révélations qu'il lui avait fallu encaisser lui avaient bien prouver qu'il était loin de tout savoir d'elle et de savoir ce dont elle était incapable. Mais sans l'imaginer incapable d'empathie, il ne pensait pas qu'elle soit aussi insensible qu'elle le prétendait, sinon elle ne semblerait pas si triste de cette situation.

Quant au fait de manquer de moralité, ce n'est généralement pas le genre de choses qui en ont une, justement, de morale, alors à ses yeux, cela n'avait pas vraiment de sens. Quant à faire des mauvais choix, personne, absolument personne n'était à l'abri d'en faire, lui non plus d'ailleurs.

"Anna, si tu n'avais pas de conscience ou de morale, tu ne te torturerais pas à ce point à ton propre sujet", remarqua-t-il alors.

Non, elle valait mieux que cela, et le pire qu'elle pourrait faire serait de se réfugier derrière ce prétexte, celui de sa présumée vraie nature, pour ne pas opérer les changements dont elle était pourtant capables, et qui surtout était nécessaires dans sa situation, si elle voulait évoluer, et se sentir mieux.

« J'aurais parfois aimé être plus comme Ely. Plus généreuse, plus à l'écoute de ce que ressentent les autres. Capable de distinguer le bien du mal. »

"Parce que c'est vraiment comme ça que tu vois ta soeur ?" répondit Gabriel, qui ne put s'empêcher d'afficher une once de cynisme, qui lui ressemblait assez peu. "Eleonore n'est pas généreuse... et je ne suis pas convaincu qu'elle soit vraiment à l'écoute de ce que les autres ressentent." En tout cas, et même s'il savait maintenant qu'elle avait un fond d'estime pour lui, cela ne lui avait pas empêché de lui piétiner le coeur sans ménagement. "Et pour ce qui est de distinguer le bien du mal... j'en doute très sincèrement."

Si elle était capable de dissocier le bien du mal elle n'adresserait pas une confiance aveugle à Nathaniel qui, clairement, et même s'il s'opposait à son père, ne se situait définitivement pas du côté du bien, et il n'y avait pas besoin d'être le juge le plus inspiré de la nature humaine.

Non, Eleonore n'était pas quelqu'un de bien, et Anna la mettait sur un piédestal qu'elle ne méritait pas, peut-être parce qu'elle en avait besoin pourquoi comprendre à quel titre Gabriel la lui avait préféré. Mais ce n'était pas aussi simple. Il n'avait pas choisi de tomber amoureux d'Eleonore, et ça n'avait rien à voir avec une quelconque générosité ou une présumée haute valeur morale.

« Gabriel... j'ai quelque chose sur le cœur depuis un moment maintenant et je n'osais pas aborder le sujet avec toi, de peur que tu me rejette. Mais je comprends maintenant que j'aurais du t'en parler, te faire confiance. Tu veux bien m'écouter encore un peu ? »

"Je t'écoute", répondit-il avec douceur.

La façon dont Gabriel la rassura à propos de sa morale et de son empathie fit chavirer un peu plus le pauvre cœur d'Anna qui n'avait clairement pas besoin de ça pour être aux pieds du prince. Ainsi donc, c'était comme ça qu'il la voyait ? Avec une morale et de l'empathie. Capable de faire des erreurs, mais très humaines au final. Si la princesse n'était pas certaine d'y croire, le fait que lui le puisse suffisait à la remplir de joie, et quelque part aussi d'un peu d'espoir. Un espoir fou et promis à l'échec. Cela ne s'arrangea pas lorsqu'il démonta l'idée perfectionnée qu'elle avait de sa sœur jumelle. La surprise se peint sur son visage car c'était étrange venant d'un homme si profondément amoureux d'elle, d'être si cynique et critique à son sujet. Mais s'il pensait cela d'Eléonore, pourquoi diable continuait-il à l'aimer ? C'était si frustrant et incompréhensible ! Les joues un peu rougies par les compliments, Anna fit de son mieux pour rester calmer et neutre là où elle aurait rêvé de sauter au cou de son époux. Manifestement, la princesse avait encore des efforts à faire pour être une personne digne de lui, mais l'idée de changer ne l'effrayait plus autant qu'avant, tant qu'il restait à ses côtés. La douceur dont il fit preuve en l'invitant à se confier rassura un peu Anna qui décida de se lancer.

« Eh bien... C'est un peu délicat à dire. Je pense que je ne t'apprends rien en te disant qu'une princesse a... disons... certains devoirs à remplir, si elle souhaite être une bonne princesse. Pour ce qui est du protocole, des arts, de l'accueil des invités et des réunions mondaines, je suis au point. Mais... il reste un sujet que j'entends de plus en plus revenir sur le tapis. Des gens commencent à murmurer dans mon dos... »

Plus elle parlait et plus le visage d'Anna se décomposait. Elle avait peur de perdre son courage avant de dire les mots qui brûlaient pourtant ses lèvres. Clairement, elle était en train de se dégonfler. Et si Gabriel se moquait d'elle ? Non, ce n'était pas son genre, il était ton compréhensif et bienveillant pour s'abaisser à une telle cruauté. Mais se sentir repoussée maintenant, alors qu'elle se sentait plus proche de lui que jamais, serait une blessure profonde dans son cœur. Néanmoins, elle s'obligea à continuer, ne sachant pas trop d'où lui venait une telle volonté, alors que la peur faisait tout de même trembler ses mains.

« Je sais que j'avais dit que je pouvais accepter notre vie de couple actuelle... mais les gens se posent des questions. Nous sommes mariés depuis un moment maintenant et... eh bien...un héritier devrait déjà être en route, aux yeux du peuple. »

La honte de parler de telles choses à Gabriel augmenta le rouge de ses joues et elle ne pu s'empêcher de baisser les yeux. Même si elle y avait souvent songé et en avait même rêvé, ce n'était pas pareil de le dire à haute voix, encore moins au principal concerné.

« Tu comprends... bientôt les rumeurs diront que je n'en suis peut-être pas capable, que le problème vient de moi, et... je serai la risée de tous. »

Non pas que ce soit le problème de Gabriel si elle devenait un sujet de ridicule, mais elle n'osait pas avouer que sa mère l'avait déjà plusieurs fois menacée avec des sous-entendus et qu'elle utiliserait sûrement cette réputation honteuse pour se débarrasser d'elle de manière définitive.

« Eh bien... C'est un peu délicat à dire. Je pense que je ne t'apprends rien en te disant qu'une princesse a... disons... certains devoirs à remplir, si elle souhaite être une bonne princesse. Pour ce qui est du protocole, des arts, de l'accueil des invités et des réunions mondaines, je suis au point. Mais... il reste un sujet que j'entends de plus en plus revenir sur le tapis. Des gens commencent à murmurer dans mon dos... »

Les mots avaient peine à lui échapper, et Gabriel n'eut aucun mal à comprendre pourquoi quand elle commença à parler des devoirs qu'elle devait remplir en tant que princesse. Elle n'avait pas vraiment besoin de développer son propos plus avant, en réalité, pour qu'il sache très exactement où elle voulait en venir, ne serait-ce que parce qu'il n'avait pas attendu son discours pour entendre ses parents ou d'autres gens de la cour l'assaillir de question sur la venue tant attendu d'un futur héritier qui ne pointait toujours pas le bout de son nez, alors qu'ils étaient mariés depuis un moment, à présent.

Gabriel le savait, mais il occultait le sujet. Son père contrôlait déjà chaque aspect de sa vie, il était hors de question à ses yeux de le laisser avoir une prise sur un aspect à ce point personnel de sa vie. Non, c'était tout bonnement impensable à ses yeux. Il ne pouvait se projeter dans ces circonstances.

Ce n'était même pas la question qu'il s'agisse d'Anna ou non. Il ne voulait pas d'un enfant dans tous les cas. Et encore moins voir grandir un enfant dans un tel monde, c'était inconcevable. Sans oublier que donner la vie sous le prétexte de faire plaisir autour de soi était pour lui une perspective absolument déshonorante.

« Je sais que j'avais dit que je pouvais accepter notre vie de couple actuelle... mais les gens se posent des questions. Nous sommes mariés depuis un moment maintenant et... eh bien...un héritier devrait déjà être en route, aux yeux du peuple. »

Gabriel voyait bien que prononcer ces mots était difficile pour Anna, raison pour laquelle il la laissait poursuivre sans se montrer trop insistant, sans l'interrompre à tout va et sans lui donner immédiatement son opinion, même si cette opinion ne changerait pas quoi qu'il en soit : c'était impossible.

Les gens se posaient des questions, certes, mais Gabriel n'estimait pas que c'était un bon argument, parce que le peuple, plutôt que de se soucier de leur vie maritale, devrait peut-être s'intéresser davantage à la guerre imminente. Lui en ce qui le concernait, ne laisserait certainement pas un tel choix être influencé par cela. Sans compter que si Anna voulait un enfant de lui, il préférerait que ce soit un désir sincère de sa part, pas une initiative influencée par le regard d'autrui.

« Tu comprends... bientôt les rumeurs diront que je n'en suis peut-être pas capable, que le problème vient de moi, et... je serai la risée de tous. »

"Anna..." Il poussa un soupir. "Je ne veux ni ton déshonneur, ni ton humiliation, sincèrement... Mais il n'est pas question pour moi de devenir père, ni de ton enfant, ni de celui de qui que ce soit. Si ta réputation t'importe tant, je m'arrangerai pour qu'on me croie stérile, il m'importe peu d'être la risée de tous. Le monde est en plein déclin, je ne laisserai pas une âme innocente y voir le jour, encore moins pour satisfaire la curiosité malsaine d'une poignée d'individus et pour satisfaire aux plans de mes parents." Il marqua une pause. "Je suis désolé... Je sais que cette situation est inconfortable pour toi, et j'ai conscience de ne rien arranger. Mais garantir une descendance aux Basiel est, très honnêtement, le cadet de mes soucis... Je suis même porté à penser qu'il serait préférable que notre lignée s'arrêter avec moi."

Ce serait mentir de dire qu'Anna ne s'attendait pas du tout à ce genre de réponse, en vérité elle était presque certaine qu'il allait refuser. Pourtant, cela ne rendit pas ses paroles moins douloureuses à entendre. La princesse pinça ses lèvres l'une contre l'autre pour s'éviter de grimacer et elle prit une grande inspiration pour ravaler les larmes qui piquaient ses yeux. Elle comprenait les raisons de Gabriel et elle préférait presque entendre ceci plutôt qu'il lui dise que c'était parce qu'il n'en voulait qu'avec sa sœur. Au moins, le problème ne venait pas complètement d'elle, juste de ce monde dont il était dégoûté. Quelque part au fond d'elle, Anna pouvait presque partager son avis sur le sujet, mais son envie d'avoir un enfant était plus intense qu'elle ne l'avait imaginée au début. Elle réalisa qu'essayer d'attendrir son mari en lui parlant de rumeurs et de réputations ne pouvait pas mener bien loin et qu'elle aurait du être sincère sur ses réelles motivations au risque d'être rejetée. Mais maintenant qu'il avait déclaré de jamais en vouloir avec qui que ce soit, elle ne se sentait plus le cœur à insister. Pas ce soir en tout cas. La princesse soupira. Elle hésita à se lever à nouveau pour remettre de la distance entre eux, mais elle avait décidé de ne plus fuir ni bouder comme elle avait eu tendance à le faire jusqu'à présent. S'ils voulaient s'en sortir un minimum, Anna et Gabriel allaient devoir travailler ensemble.

« Je comprends... Bien sûr je suis un peu triste d'entendre que je n'aurai jamais d'enfant. Mais je comprends. » Répondit-elle avec toute l'honnêteté dont elle était capable en cet instant.

La princesse avait menti pendant si longtemps et à tant de monde qu'il lui semblait étrange encore de ne plus cacher ses motivations ou ce qu'elle ressentait. Avait-elle le droit de pleurer un avenir dont elle avait rêvé et qui n'allait pas se réaliser ? Bien sûr il restait l'idée de sa mère pour pousser un peu le destin, mais comme elle n'avait pas voulu lui dire de quoi il s'agissait, Anna n'avait pas d'autre moyen que croire que le bébé tant espéré était un projet à enterrer. Doucement, elle caressa le dos de la main de son époux avec son pouce, les yeux fixant un point dans le vide comme si elle s'était égarée dans ses propres pensées.

« C'est sûrement mieux ainsi, tu as raison. » Elle fit un petit sourire, presque amusé par sa propre sottise. « Qu'est-ce que j'aurais bien pu faire d'un bébé de toute manière ? Je ne sais déjà pas m'occuper de moi-même correctement. »

Et ce n'était clairement pas faux. Déséquilibrée comme elle l'était, elle n'aurait pas été une bonne mère. L'admettre aidait un peu à faire passer la pilule.

« Je comprends... Bien sûr je suis un peu triste d'entendre que je n'aurai jamais d'enfant. Mais je comprends. »

"Je regrette...", répondit tout de même sincèrement Gabriel.

Il décidait pour eux deux, et ce n'était sans doute pas très juste, mais dans tous les cas, il savait qu'il ne changerait pas de position. D'enfants, il n'en voulait pas, et ce n'était pas de la faute d'Anna... il aurait pu être marié à n'importe qui d'autre que cela n'y aurait absolument rien changé.

Il avait bien envie de suggérer qu'elle pourrait toujours avoir des enfants... qu'il faudrait seulement qu'elle les ait avec quelqu'un d'autre, mais il se doutait qu'Anna trouverait sa remarque insultante, et ce serait à juste titre. Son but n'était pas du tout de l'être, insultant, bien sûr, mais il n'en demeurait pas moins que ce n'était pas le genre de choses que l'on disait à son époux, et il la traitait déjà si mal.

Ses arguments étaient tranchants, tranchés, et surtout, il comptait se montrer intransigeant sur la question. Anna payait les pots cassés, une fois de plus. Elle était, pas bien trop d'aspects, un dommage collatéral. Il n'aimait pas être de ceux qui contribuaient à la conforter dans cette position, mais il tenait à rester intègre à lui-même. Cette intégrité, c'était à peu près tout ce qu'il lui restait, après tout.

« C'est sûrement mieux ainsi, tu as raison. Qu'est-ce que j'aurais bien pu faire d'un bébé de toute manière ? Je ne sais déjà pas m'occuper de moi-même correctement. »

"Tu devrais arrêter ça", répondit doucement Gabriel. "De te dénigrer constamment comme tu le fais. Tu devrais arrêter. Je sais que c'est tentant, mais ça ne mène nulle part de s'accabler comme ça." Il marqua une pause. "Je suis sûr que tu pourrais être une excellente mère, et peut-être que tu finiras par l'être... Je veux pas être celui qui t'en empêchera si ça doit te tenir à coeur." Seulement, il ne serait pas le père, ça ce n'était pas négociable. "Accepte de reconnaître ta valeur, arrête de te comparer à Eleonore et à qui que ce soit et accepte tes qualités autant que tu sais accepter tes défauts, tu y gagneras, crois-moi."

Il n'était pourtant pas le mieux placé pour parler, mais Gabriel devait bien se rendre à l'évidence : il avait changé. Et avec lui, ses convictions également.