Gardez vos ennemis proches de vous. (Gwendall)

C

haque jour se ressemblait. Cela avait toujours été plus ou moins le cas, dans la vie de Gwendall Odien, et avant, ce n'était pas un problème pour lui. Ce n'était pas un problème, parce qu'il était de ces personnes qui aimait la routine. Avant, sa routine était belle. C'était lui, Abygaëlle, ses trois filles, c'était sa vie dans les champs, c'était sa famille, c'était les femmes de sa vie. Et tout avait changé. Aujourd'hui, sa routine, c'était de l'angoisse, de la douleur, des regrets, autant de sentiments difficiles et lancinants qui se bousculaient sans cesse dans son coeur et son esprit et ne lui laissaient jamais ne serait-ce qu'une seule seconde de répit. Chaque jour se ressemblait, oui, et tous les jours, Gwendall en souffrait.

Chaque jour, il pensait à Eleonore, et il se demandait si elle était toujours en vie, il pensait à Anna, au bonheur qu'elle ne parvenait pas à gagner en dépit de tous ses sacrifices, il pensait à son épouse, à leurs éternels dialogues de sourd, à cette fracture au sein de leur couple qu'ils ne réussissaient pas à réparer, il pensait à Victoria, à l'erreur qu'il avait commise, au marché qu'il n'aurait jamais dû passer. Lui qui avait longtemps été d'un naturel optimiste se voyait tout bonnement dans l'incapacité d'agir au mieux et dans l'intérêt de tous ceux qu'il aimait.

Alors au lieu de rester auprès de tous ceux qu'il aimait, justement, et de profiter de celles qui restaient, il avait tendance à se renfermer sur lui-même. Il avait toujours été un bourreau de travail, c'est vrai, mais jamais on ne l'avait vu consacrer autant de temps et d'énergie à son labeur. Bien plus que ce que n'importe qui attendait de lui, en réalité, car il aurait tout à fait pu ne plus travailler du tout et profiter de la fortune des Basiel sans que quiconque y trouve quoi que ce soit de déplacé. Mais ça lui était égal. Travailler ne l'empêchait pas de penser, au contraire, il pensait constamment, mais ça avait le mérite de le tenir occupé, et il en avait besoin.

Il revenait des champs et avait à peine eu le temps de se servir un verre d'eau que l'on frappa à la porte. Intrigué, sans la moindre idée d'à qui il allait avoir à faire, l'homme alla ouvrir. Il s'agissait de Nathan, un homme que Gwendall appréciait, même s'ils n'avaient pas grandi dans les mêmes sphères, si bien que le paysan conservait le sentiment qu'ils n'appartenaient pas aux mêmes sphères, même si la donne avait évidemment changé depuis le mariage d'Anna.

-Bonjour Nathan, entrez je vous en prie. Je vais bien et vous-même ? Il n'allait pas bien, mais son interlocuteur n'avait pas besoin de le savoir. Que me vaut le plaisir de votre visite ?

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L

a réponse de Nathan arracha au paysan un sourire sincère. Ce n'était pas si souvent qu'il avait l'occasion d'entendre ce genre de discours. Il avait le sentiment que les visites amicales et désintéressées n'étaient dorénavant que des notions lointaines tant elles étaient devenues rares ou fortuites ces derniers temps. Pourtant, quand son interlocuteur lui assura venir aux nouvelles, Gwendall était entièrement convaincu de sa sincérité. Pourquoi, après tout, remettrait-il son discours en question ? Il n'avait pas la moindre raison de le faire. Gwendall estimait qu'ils étaient relativement proches, et il est vrai que les récents événements, qui s'étaient bousculé à la porte des Odien, n'avaient guère permis qu'ils prennent le temps de bavarder posément tous les deux. Or cela pourrait bien faire du bien au paysan, en vérité.

Enfin... cela pourrait lui faire du bien s'il pouvait être capable de se montrer complètement honnête sur la question, ce qui n'était pas le cas. C'était une chose qui manquait considérablement à Gwendall, à vrai dire, un ami qui serait également un vrai confident. C'est que des amis, il en avait beaucoup, mais à aucun d'eux il ne se verrait dire l'entière vérité. Au mieux il s'en rapprochait un peu, autant qu'il le pouvait. Mais impossible pour lui de faire part de ses doutes, de ses craintes, ou pire encore de ses connaissances. A qui sinon à Abygaelle (avec qui la conversation était malheureusement devenue complexe et délicate), confier son sentiment de peur et d'insécurité, parler du fait que Victoria était morte, du fait qu'Eleonore, la princesse, était en vérité Anna, que le roi avait cherché à tuer Eleonore et que cette dernière était à présent une fugitive ? C'était... beaucoup d'informations d'un coup, c'est certain. Et Gwendall savait que la moindre de ces informations lui vaudrait d'être enfermé dans les geôles du château s'il décidait de parler, et surtout de parler à la mauvaise personne. Alors il devait se contenter d'un discours plus officiel. Et plus faux, par la même occasion.

-C'est beaucoup de bouleversements d'un coup, je le reconnais, ce n'est pas facile à gérer tous les jours, répondit Gwendall qui n'avait pas non plus envie d'être complètement malhonnête sur son ressenti, même s'il était difficile de faire autrement. Eleonore est heureuse, et je suis infiniment fier d'elle, mais Victoria me manque beaucoup. Et je m'inquiète pour Anna.

Comment prononcer autant d'informations fausses d'affilées. Eleonore n'était pas heureuse, et Gwendall n'était pas certain d'être entièrement fier d'elle et de ses choix. Victoria lui manquait, mais il avait lentement fait son deuil, et même s'il s'inquiétait pour Anna, il était convaincu du fait qu'elle au moins se trouvait dans la meilleure position possible au regard des circonstances terribles qui s'étaient abattues sur leur famille. Et dont il était en partie responsable bien sûr.

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N

on, en effet, ce n'était pas évident. Pas évident du tout. Certes, le paysan n'avait pas non plus envie de se plaindre des heures durant à son interlocuteur, convaincu du fait que vider son sac ne lui ferait que du bien temporairement, et ne changerait finalement rien aux problèmes qui le préoccupaient réellement... En attendant, il ne se voyait pas faire mine de rien pour autant. C'était trop éprouvant pour qu'il fasse mine de rien, et d'ailleurs, personne n'attendait sans doute de lui qu'il déborde de joie et d'enthousiasme au vu des circonstances. Alors oui, une de ses filles avait été faite princesse, et l'on attendrait sans doute de lui qu'il s'en réjouisse davantage, c'est un fait, mais en attendant, une de ses filles était aux abonnées absentes, l'autre... loin. Plus loin encore qu'on ne pourrait le soupçonner. Tout père profondément indigne était-il, c'était une chose qu'il n'oubliait pas, qu'il ne serait en aucun cas capable d'oublier, d'ailleurs. Donc non, c'était tout sauf simple.

Et son interlocuteur eut le don d'enfoncer le couteau dans la plaie. Gwendall ne lui en tint pas rigueur. Il ne devinait pas l'hypocrisie derrière les paroles de son interlocuteur, il ne s'imaginait pas que la question puisse être autre chose qu'un peu maladroite - dans le pire des cas - ou simplement concernée. Et c'était bien la première fois, au final, qu'on lui demandait des nouvelles de Victoria. Même si l'on ne savait pas forcément ce que "partie de l'autre côté de l'océan" signifiait, on devinait du moins ce que ça représentait, à savoir le fait que la personne partie ne reviendrait jamais, et qu'on n'entendrait jamais plus parler d'elle. Ce n'était pas sans raison si les célébrations ressemblaient à s'y méprendre à des cérémonies funéraires. Et ce n'était pas pour rien non plus si le sujet était si largement et généralement évité... Bon, ceci dit, en l'occurrence, Gwendall ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même. C'était lui qui avait lancé le sujet, après tout.

-Elle se trouve de l'autre côté de l'océan, répondit Gwendall d'un ton plus sec et tranché qu'il ne l'aurait voulu... mais il lui était difficile de rester indifférent quand il était placé face à ce qui n'était ni plus ni moins que son crime. Comment le pourrais-je ?

Alors certes, ce n'était plus un secret à présent, la barrière magique avait été détruite, mais ce n'est pas pour autant que cela changeait quoi que ce soit. "Elle se trouve de l'autre côté de l'océan", c'était bien davantage un "Elle se trouve de l'autre côté" tout court, ni plus ni moins... Et Nathan devait être capable de le deviner. Après tout, il n'était pas né de la dernière pluie.

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G

wendall voudrait en finir au plus vite avec cette conversation. C'était inutilement douloureux pour lui que de replonger dans ces horribles souvenirs, et il n'avait clairement pas sorti la tête de l'eau encore, il n'avait certainement pas besoin que l'on enfonce le clou, que l'on appuie sur une plaie encore fraîche, bien ouverte. Entendre le nom de Victoria, c'était toujours difficile, douloureux, pour Gwendall. Pas seulement parce qu'il l'avait considérée comme sa fille en dépit des circonstances et qu'il l'avait perdue, mais parce qu'il ne pouvait songer à elle sans penser à toutes les circonstances qui l'avaient menée... où elle se trouvait dorénavant. Et bien sûr, il ne pouvait entendre son nom sans ressentir aussitôt la plus vive des douleurs et des culpabilités. Il récoltait ce qu'il avait semé, pourrait-on dire, et c'était tout à fait vrai, mais ce constat ne rendait pas l'épreuve plus acceptable. Dans son entourage proche, parmi les gens qu'il avait pour habitude de fréquenter, personne, jamais, n'évoquait ne serait-ce que le nom de Victoria. Pourquoi fallait-il que Nathan, lui, se montre à ce point insistant. A croire qu'il y prendrait presque un certain plaisir...

-Oui, c'est ce que j'ai vécu de plus terrible, confirma le paysan avec toute la sincérité du monde.

Il ne parlait pas seulement, en l'occurrence, de Victoria. Il parlait également d'Eleonore. Il avait perdu ses deux filles presque au même moment (certes, Eleonore lui était plus ou moins revenue, mais à la peur de l'avoir perdue s'était substituée la peur de la perdre plus tard, ce n'était finalement pas beaucoup mieux), et c'était insupportable. Et même Anna, la seule de ses filles qu'il gardait dans son sillage, n'était plus que l'ombre de ce qu'elle avait été. Sa famille entière se disloquait, et plus jamais il ne reverrait Victoria, jamais il ne leur serait possible de faire marche arrière. En conséquence, il ne demandait qu'une chose, et c'était à ne pas voir ses erreurs lui être agitées sous le nez comme ne se privait pas de le faire son interlocuteur, dont l'indélicatesse évidente finissait clairement par incommoder Gwendall. Et il se devait de le faire remarquer.

-Si vous en avez l'ombre d'une idée, vous devriez savoir combien il est inconvenant d'insister autant sur un événement à ce point douloureux.

Gwendall le savait, il aurait tout intérêt à laisser couler. Il n'avait aucune envie de débattre de la question, et il préférait ne pas rentrer en conflit s'il pouvait l'éviter. Mais en attendant, cette situation mettait ses nerfs à rude épreuve. Il n'avait besoin du discours de personne pour se culpabiliser ainsi qu'il le faisait, alors il voudrait bien que son interlocuteur lâche l'affaire et se trouve plutôt un autre os à ronger.

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G

wendall ne pouvait s'empêcher de trouver le propos de son interlocuteur particulièrement déplacés. Vraiment, il ne comprenait pas ce qui pouvait motiver une telle insistance de sa part. Il n'était pas idiot, bien sûr, il savait pertinemment que l'on jasait à son endroit, il savait très bien que beaucoup se posaient des questions au sujet de ses filles et avaient leurs propres opinions sur la question. Mais ils avaient du moins la décence de garder leurs questions et leurs réflexions pour eux-mêmes, ce qui n'était clairement pas le cas de Nathan, qui pour une raison inconnue, décidait d'enfoncer le clou, encore et encore. Gwendall était loin de l'imaginer bienveiillant, ou de penser qu'il pourrait éventuellement se délecter de sa souffrance, mais cela faisait qu'il comprenait d'autant moins cet acharnement à son endroit. Lui avait-il fait quelque chose personnellement ?

Bien sûr qu'il regrettait de ne pas avoir su la protéger comme il se devait. Il pensait cela de chacun de ses filles. Il voudrait vraiment réussir à en apprendre plus, mais il n'y arrivait tout simplement pas. Protéger une de ses enfants, c'était mettre les autres en danger, il n'y avait pas de demi-mesure, ni de juste milieu. Vraiment, c'était insupportable, mais ce n'en était pas moins le cas.

-Vous en dites beaucoup trop, en effet, répliqua Gwendall, qui avait bien du mal à conserver son calme et sa pondération en cet instant.

Il n'avait pas envie de s'en prendre à son interlocuteur pour des considérations qui ne le concernaient pas directement, mais il ne pouvait pas être question pour autant, pour lui, de se taire ou de prétendre que son insistance ne le dérangeait pas le moins du monde. Oui, son insistance le dérangeait, c'était ainsi, c'était un fait, et il n'avait aucune intention de prétendre.

-Vous saurez donc, pour être familier du sujet, qu'à moins que le principal concerné daigne en parler, il est de bon ton de se taire sur la question.

Lui aussi avait perdu quelqu'un qui lui était cher, donc oui, lui aussi savait très bien ce qu'il en était. Nathan n'avait aucune leçon à lui donner, et aucun droit d'appuyer sur les points qui, bien évidemment, ne pouvaient que faire mal, très, très mal. Beaucoup trop mal. C'est une souffrance qui devrait pourtant lui être familière.

-La vie est loin d'être finie pour vous, l'occasion se présentera très certainement pour vous, si vous souhaitez vous autoriser cette opportunité, ajouta-t-il simplement, d'un ton très neutre.

Il ne le disait pas particulièrement pour se montrer encourageant, il le disait parce que c'était le cas, point à la ligne. Nathan n'aurait peut-être pas d'enfants, mais il y avait bien d'autres personnes pour qui on pouvait être prêt à sacrifier sa propre vie.

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